Si la question de l’inhumation des individus fait partie intégrante de l’histoire des sociétés humaines, celle des animaux est récente dans nos sociétés contemporaines. L’historiographie renaissante consacrée à l’histoire des animaux commence depuis peu à aborder la question de la fin de vie et du repos éternel des compagnons à poils ou à plumes des hommes et des femme). La mort des animaux est une question sensible à laquelle quelques personnalités ont consacré leur énergie à la fin du XIXème siècle. Parmi eux, le publiciste, Georges Harmois, et, surtout, la journaliste Marguerite Durand [1864-1936].

Jules Cayron, Portrait de Marguerite Durand (1897), Paris, bibliothèque Marguerite-Durand.

Née de père inconnu, Marguerite Durand entre au Conservatoire en 1879. Deux ans plus tard, en , elle entre à la Comédie-Française où elle se spécialise dans des rôles d’ingénue. En 1888, Marguerite quitte le théâtre et épouse Georges Laguerre, avocat et député boulangiste, grâce auquel elle fréquente les milieux politiques et journalistiques de l’époque et s’initie au journalisme. Mais, à la fin de l’aventure boulangiste, elle divorce de son mari en 1895, et entre brièvement au Figaro où elle crée la rubrique du courrier. Deux ans plus tard, féministe désormais affirmée et indépendante, Marguerite fonde le journal La Fronde, premier organe de presse français entièrement dirigé par des femmes.

Parallèlement à ses activités, les députés adoptent la loi du 21 juin 1898 qui autorise l’enterrement des animaux domestiques  « dans une fosse située autant que possible à cent mètres des habitations et de telle sorte que le cadavre soit recouvert d’une couche de terre ayant au moins un mètre d’épaisseur ». Dès lors, l’ouverture d’un cimetière animalier devient possible. C’est dans ce contexte que Marguerite Durand s’intéresse à la cause animale et décide de créer le cimetière pour chiens à Asnières, dont les buts et le fonctionnement sont  présentés dans son journal, le 27 mai 1899. Le lieu, qui se veut laïque (aucun signe religieux n’est envisagé), obéit autant à des impératifs moraux que sanitaires, comme le rappelle l’article qu’elle a probablement rédigé.

A noter qu’en dépit de son nom, le cimetière s’est ouvert à tous les animaux de compagnie : chevaux, perroquets, tortues et bien sûr … les chats.

 


 

Le Cimetière des Chiens

Quelque invraisemblable que soit la chose, il n’existe, à Paris, aucun moyen de se débarrasser d’un animal mort sans courir le risque d’une contravention ! La loi interdit de jeter à l’eau ou à la voirie les cadavres des animaux ; elle ordonne de les enfouir.
Les enfouir, où ?
Pour ceux qui ont des jardins, la chose est faisable, bien que les jardins de Paris soient, en général, exigus et qu’il soit dangereux, au point de vue de l’hygiène, de les transformer en charnier.
Mais les heureux possesseurs d’un coin de verdure sont rares ici. Que font donc des cadavres de leurs animaux les très nombreux propriétaires de chiens, de chats, de singes, de perroquets ?
Quand un de ces animaux meurt, on donne généralement la pièce à un concierge, lequel la partage avec un boueux qui veut bien se charger d’enlever le cadavre et qui va tranquillement le jeter… dans un fossé des fortifications ou à la Seine, car il n’a pas le droit de le porter aux dépôts de gadoues où va le contenu des « poubelles ».
Le nombre des cadavres d’animaux que l’on ramasse pourris, dans les fortifications ou que l’on repêche aux barrages de la Seine, est considérable. Il y a là, pour la salubrité publique, un véritable danger auquel il est urgent de porter remède.
Quant au côté sentimental il n’est certes pas sans valeur.
On s’attache aux animaux familiers qui égaient la maison ; au bon chien qui la fait moins solitaire, qui est affectueux, fidèle au maître ; qui est le joujou des tout petits ; auquel souvent on dut le sauvetage d’une existence humaine et qui, pour prix de son intelligence et de son dévouement, est jeté à la voirie comme la plus vile ordure.
« Tous les gens de bien et d’esprit délicat que j’ai connus aimaient les bêtes », a écrit Armand Silvestre. Et cela est bien vrai ! […]
L’on croit généralement que l’amour excessif des animaux est l’indice d’un cœur dur avec les humains.
Quelle erreur profonde ! […]
Un homme de cœur, M. Georges Harmois, s’est ému de la situation et a eu l’idée de la création, à Paris, d’un cimetière pour les chiens et autres animaux domestiques, dans le genre de celui qui
existe à Londres.
Il ne pouvait mieux s’adresser qu’à la Fronde pour mettre à exécution son projet. Notre directrice s’y intéressa, l’organisa au point de vue pratique et financier et, d’ici peu, le cimetière des chiens sera ouvert.

L’emplacement

Le terrain choisi est l’île des Ravageurs.
C’est une île boisée située sur le territoire d’Asnières, à la porte de Paris, à laquelle on parvient en quelques minutes par le tramway qui la traverse ou par le bateau qui s’y arrête. Son aspect est des plus pittoresques.

On va la transformer en un jardin fleuri n’ayant nullement l’aspect des nécropoles humaines, car les administrateurs s’occupent, avant tout, de ne pas parodier les inhumations humaines, ce qui serait de mauvais goût et inconvenant pour le respect que l’on doit aux morts.

C’est M. Eugène Petit l ‘architecte bien connu qui est chargé des constructions du cimetière des chiens. On peut voir à la Fronde le dessin de la grille et des deux pavillons formant l’entrée,
ainsi que celui du musée des chiens qui sera situé au milieu du cimetière. L’on admirera l’élégance de ces constructions auxquelles M. Eugène Petit a su donner un cachet de modernité très artistique.

Le Musée

Un musée-bibliothèque sera le principal monument de l’Île des Ravageurs. Il contiendra les portraits des chiens célèbres, les ouvrages et publications se rapportant aux animaux domestiques : traitant de leur dressage, de leur hygiène, racontant les hauts faits des chiens sauveteurs enfin tout ce qui peut intéresser les amis des bêtes.

Pendant l’Exposition

Ainsi compris le cimetière des chiens va devenir un but de promenade et, au moment de l’exposition, un objet de curiosité qui attirera de nombreux visiteurs.
Les habitants d’Asnières ont déjà bien compris de quel intérêt est pour la commune l’établissement du cimetière des chiens sur son territoire.
Voici en quels termes s’exprime à ce sujet le Journal d’Asnières […]
Le Cimetière des Chiens qui va se dresser incessamment dans l’île des ravageurs en changera complètement l’aspect. Adieu ces terrains vagues où s’entassent les remblais des démolitions ;  adieu cet espace inculte et sauvage. De magnifiques jardins viendront s’élever sur cette terre déserte car des cimetières humains la nécropole canine n’aura pas l’aspect.
S’il a pour but de mettre à l’abri la dépouille de l’animal fidèle et de l’ami dévoué, il ne sera pas le lieu de la prière et du recueillement, et ce sera parmi les fleurs et les bouquets que nos bons chiens dormiront du dernier sommeil.

Le Cimetière des Chiens sera un but de promenade, il sera surtout au moment de l’Exposition, une des curiosités du Paris suburbain. Les étrangers viendront en foule visiter cette fondation remarquable. Les Anglais voudront comparer l’île des Ravageurs avec le cimetière d’Hyde-Park. Et je connais bien des gens qui ne s’en plaindront pas. Je veux parler des commerçants d’Asnières. […]

il ne gênera personne puisqu’il est au milieu de la Seine ; il profitera à tous parce qu’il créera un centre d’activité, de commerce et de promenade. Et si le choix d’un terrain s’est porté sur l’île des Ravageurs, ce n’est pas seulement parce que c’est une île, c’est encore parce que les habitants d’Asnières sont grands amateurs de chiens, il en ont presque tous, et les nombreux amis que je possède là-bas ont tous de bons et fidèles gardiens. […]

Fonctionnement du Cimetière des chiens

Les corps des animaux morts seront enlevés à domicile quelques heures après que l’on en aura fait la demande au cimetière des chiens ou au siège social provisoire de la Société, aux bureaux de la Fronde, 14 rue Saint-Georges.
Un tarif spécial des enfouissements sera soumis aux propriétaires des animaux morts.
Les chiens des indigents seront transportés et enfouis gratuitement, car le bon caniche guide de l’aveugle a droit à son coin de terre comme le chien du riche.
Il nous semble superflu d’insister sur les avantages d’un établissement d’utilité publique dont le besoin s’impose au double point de vue de l’hygiène et du sentiment. Et, comme il arrive souvent en pareil cas la bonne action se doublera pour les souscripteurs d’une excellente affaire financière. […]

Journal La Fronde, 27 mai 1899, extraits page 1