Moins de trois mois après le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 contre la République espagnole, le général Francisco Franco, qui s’est imposé comme une figure centrale parmi les généraux rebelles, est nommé par ses pairs à la fois généralissime et chef du gouvernement de l’État espagnol, le 1er octobre 1936. C’est le début d’une dictature personnelle qui ne prendra fin qu’avec la mort de Franco, 39 ans plus tard, le 20 novembre 1975. Les 3 documents proposés relatent cet événement aux conséquences immenses pour le peuple espagnol.
La présentation des documents et les commentaires qui les accompagnent peuvent être lus après les textes proposés ci-dessous.
Document 1
Décret 138/1936 du 29 septembre, nommant Son Excellence le Général de division Francisco Franco Bahamonde chef du Gouvernement de l’État espagnol, qui assumera tous les pouvoirs du nouvel État.
Le Conseil national de défense, créé par le décret du 24 juillet 1936, et le régime provisoire de commandement répondaient aux besoins les plus pressants de la libération de l’Espagne.
La vie civile dans les provinces libérées étant organisée de façon parfaitement normale et le lien étant établi entre les différents fronts des armées combattant pour le salut de la patrie et même temps pour la cause de la civilisation, s’impose désormais un régime organique et efficace qui réponde de façon adéquate à la nouvelle réalité espagnole et prépare, avec la plus grande autorité, son avenir.
De nombreux arguments convergent vers l’idée qu’il est extrêmement avantageux de concentrer en un seul pouvoir tous ceux qui conduiront à la victoire finale et à l’établissement, la consolidation et le développement du nouvel État, avec le soutien fervent de la Nation.
Considérant les motifs exposées et sûr d’interpréter le véritable sentiment national, ce Conseil [de défense nationale], au service de l’Espagne, promulgue le décret suivant :
Article 1.- Conformément à l’accord adopté par le Conseil national de défense, Son Excellence le Général Francisco Franco Bahamonde est nommé Chef du Gouvernement de l’État espagnol, qui assumera tous les pouvoirs du nouvel État.
Article 2.- Il est également nommé généralissime des forces terrestres, maritimes et aériennes nationales, et se voit confier le poste de général en chef des armées d’opérations.
Article 3.- La présente proclamation sera faite solennellement, devant une représentation adéquate de tous les éléments nationaux qui composent ce mouvement de libération, et une communication appropriée en sera faite aux gouvernements étrangers.
Article 4.- Dans le bref laps de temps jusqu’au transfert des pouvoirs [1er octobre 1936], le Conseil national de défense continuera d’exercer tous les pouvoirs qu’il exerce actuellement.
Article 5. – Toutes les dispositions contraires au présent décret sont abrogées et sans effet.
Document 2 : première déclaration du général Franco en tant que chef de l’État
Mon général, messieurs les généraux et chefs de la junte : vous pouvez être fiers, vous avez reçu une Espagne en lambeaux, et vous me remettez une Espagne unie par un idéal unanime et grandiose. La victoire est de notre côté. Vous mettez l’Espagne entre mes mains et je vous assure que mon poing ne tremblera pas, que ma main toujours sera ferme. Je dois me charger de tous les pouvoirs.
Première déclaration publique de Franco après sa nomination, Burgos 1er octobre 1936
Document 3 : Mise en garde du général Cabanellas, chef de la junte, à ses collègues généraux.
« Vous ne savez pas ce que vous avez fait, parce que vous ne le [Franco] connaissez pas comme moi, qui l’ai eu, dans l’armée d’Afrique, comme chef d’une des unités de la colonne sous mon commandement. Et, si comme vous le souhaitez, vous lui donnez l’Espagne maintenant, il va croire qu’elle est à lui et il ne laissera personne se substituer à lui pendant la guerre, ni après elle, jusqu’à sa mort. (1)
Général Cabanellas, chef de la junte de défense nationale, 28 octobre 1936 (?)
(1) : déclaration citée par Julián Casanova dans son ouvrage : Franco, editorial Planeta, Crítica, février 2025 (p. 108)
Note : traduction proposée par Gilles Legroux
Documentos en versión original
Decreto 138/1936, de 29 de septiembre, por el que se nombra jefe del Gobierno del Estado español al Excmo. Sr. General de división don Francisco Franco Bahamonde, quien asumirá todos los poderes del nuevo Estado
La Junta de Defensa Nacional, creada por el Decreto de veinticuatro de julio de mil novecientos treinta y seis, y el régimen provisional de Mandos combinados, respondía a las más apremiantes necesidades de la liberación de España.
Organizada con perfecta normalidad la vida civil en las provincias rescatadas, y establecido el enlace entre los varios frentes de los Ejércitos que luchan por la salvación de la Patria, a la vez que por la causa de la civilización, impónese ya un régimen orgánico y eficiente, que responda adecuadamente a la nueva realidad española y prepare, con la máxima autoridad, su porvenir.
Razones de todo linaje señalan la alta conveniencia de concentrar en un solo poder todos aquellos que han de conducir a la victoria final y al establecimiento, consolidación y desarrollo del nuevo Estado, con la asistencia fervorosa de la Nación.
En consideración a los motivos expuestos, y segura de interpretar el verdadero sentir nacional, esta Junta, al servicio de España, promulga el siguiente Decreto.
Artículo 1.- En cumplimiento de acuerdo adoptado por la Junta de Defensa Nacional, se nombra Jefe del Gobierno del Estado Español al Excmo. Sr. General de División don Francisco Franco Bahamonde, quien asumirá todos los poderes del nuevo Estado.
Artículo 2.- Se le nombra asimismo Generalísimo de las fuerzas nacionales de tierra, mar y aire, y se le confiere el cargo de General Jefe de los Ejércitos de Operaciones.
Artículo 3.- Dicha proclamación será revestida de forma solemne, ante representación adecuada de todos los elementos nacionales que integran este movimiento liberador, y de ella se hará la oportuna comunicación a los Gobiernos extranjeros.
Artículo 4.- En el breve lapso que transcurra hasta la transmisión de poderes, la Junta de Defensa Nacional seguirá asumiendo cuantos actualmente ejerce.
Artículo 5.- Quedan derogadas y sin vigor cuantas disposiciones se opongan a este Decreto.
Documento 2
Mi general, señores generales y jefes de la Junta: Podéis estar orgullosos, recibisteis una España rota y me entregáis una España unida en un ideal unánime y grandioso. La victoria está de nuestro lado. Ponéis en mis manos España y yo os aseguro que mi pulso no temblará, que mi mano estará siempre firme… Me tengo que encargar de todos los poderes..”.
Francisco Franco, primera declaración como jefe de Estado, Burgos, 1 de octubre de 1936
Documento 3
Ustedes no saben lo que han hecho, porque no lo conocen como yo, que lo tuve en el Ejército de África como jefe de una de las unidades de la columna a mi mando; y s, como quiern, van a darle es estos momentos España, va a creerse que es suya, y no dejará que nadie lo sustituya en la Guerra, ni después de ella, hasta su muerte. (1)
General Cabanellas dirigiéndose a los generales de la Junta de defensa nacional, 28 de septiembre de 1936 (?)
(1) : déclaration citée par Julian Casanova dans son ouvrage : Franco, editorial Planeta, Crítica, février 2025 (p. 108)
Commentaires
Le décret qui confie les pleins pouvoirs militaires et politiques au général Francisco Franco Bahamonde est daté du 29 septembre 1936 et il entre officiellement en vigueur le 1er octobre 1936, par une cérémonie organisée à Burgos au cours de laquelle les pouvoirs lui sont officiellement transférés.
Mais pourquoi ses pairs ont-ils confié au général Franco les pouvoirs absolus ?
En 1936, Franco (1892-1975) a 44 ans mais il est général depuis déjà 10 ans. Ces galons, il les a acquis dans les guerres coloniales au Maroc espagnol. Officier « africaniste », Franco est un militaire qui a combattu et qui a su soigner sa réputation auprès de ses pairs. En 1936, au moment du soulèvement, Franco est commandant général des troupes stationnées aux îles Canaries, un peu à l’écart des troubles politiques qui agitent la péninsule.
Si Franco participe au soulèvement de juillet 1936, il n’en est ni l’instigateur, ni la tête pensante (c’est le général Mola). Mais il s’impose rapidement comme une figure centrale de la rébellion. Il est à la tête des troupes stationnées aux Canaries et en Afrique du Nord, les plus aguerries et incontestablement les meilleures d’Espagne. Débarquées en Andalousie au début du mois d’août, elles remontent rapidement vers le nord, en direction de Madrid. Surtout, Franco s’est imposé comme l’interlocuteur privilégié du gouvernement hitlérien qui lui fournit des armes et surtout des avions sans lesquelles il n’aurait pu transférer ses troupes dans la péninsule et, bientôt, qui fournit une aide militaire directe, avec l’envoi de la Legión Cóndor.
Le décret (doc. 1) qui confère les pleins pouvoirs à Franco a été signé le 29 septembre 1936, à l’issue de deux réunions tenues les 21 et 28 septembre 1936. Il a été proposé par les généraux qui composaient, depuis juillet 1936, la junte de défense nationale, sorte de gouvernement militaire provisoire des rebelles. Il s’agit donc de transférer dans les mains uniques de Franco le pouvoir collégial que la Junte détenait jusqu’alors. La date n’est pas anodine. Le 28 septembre 1936, les troupes de Franco ont libéré les soldats rebelles assiégés par les troupes républicaines dans l’Alcazar de Tolède. Habilement exploité par la propagande, ce fait d’armes vaut à Franco un immense prestige dans l’Espagne nationaliste.
Le décret du 29 septembre 1936 s’ouvre par un exposé des motifs qui vise à légitimer le soulèvement militaire contre la République : l’argument patriotique, « le salut de la patrie » et aussi un argument plus transcendental : « pour la cause de la civilisation ». Bien que cela ne soit pas explicité, il s’agit bien sûr de la défense de la civilisation chrétienne face à la menace supposée du communisme et autres ennemis progressistes.
Le décret confère à Franco à la fois les pleins pouvoirs militaires, en tant que généralissime, et le pouvoir politique en tant que chef du gouvernement de l’État espagnol. Cela fait de lui de facto le maître absolu du pays (une fois la guerre civile gagnée)´, puisque ce pouvoir n’est assorti d’aucune limite, ni en terme de contre-pouvoir, ni en terme de durée. Le projet de décret rédigé le 28 juillet indiquait pourtant que ces pouvoirs étaient conférés à Franco « tant que durera la guerre » (mientras dure la guerra). Mais cette clause a disparu dans le décret définitif. On peut donc considérer ce décret comme l’acte de naissance officiel de la dictature personnelle de Franco, qui ne prendra fin qu’avec la mort du dictateur, 39 ans plus tard, le 20 novembre 1975.
Le document 2 est un extrait de la première déclaration publique du général Franco en tant que chef de l’État, une fois que le chef de la junte, le général Cabanellas, lui eut officiellement transmis le pouvoir, à Burgos, le 1er octobre 1936. Après les remerciements d’usage, Franco affirme sa volonté inflexible d’exercer le pouvoir avec fermeté. « Mon poing ne tremblera pas » : on ne peut guère mieux définir l’exercice du pouvoir par le dictateur pendant 40 années.
Les généraux qui confièrent le pouvoir à Franco ignoraient évidemment qu’ils engageaient le destin de l’Espagne pour 4 décennies. Le vétéran, chef de la junte, le général Cabanellas, qui avait eu Franco sous ses ordres en Afrique du Nord, tenta pourtant de les mettre en garde (document 3). En vain …
Note : l’ascension et la prise de pouvoir du général Franco en 1936 sont bien montrées dans le film « Lettre à Franco » du cinéaste espagnol Alejandro Amenábar, sorti en 2019.

