Les descriptions de la jungle des abattoirs de Chicago ne manquent pas, tant la visite des abattoirs était devenue un passage obligé pour les touristes.
De moins de 30.000 en 1850, la ville de Chicago a dépassé le million d’habitants en 1890. Cette explosion urbaine doit beaucoup à l’essor extraordinaire de l’industrie agroalimentaire de la transformation de la viande de boucherie.
Les descriptions de la jungle des abattoirs de Chicago – « Porcopolis » ne manquent pas, tant la visite des usines à viande de la ville était devenue un passage obligé pour les visiteurs de marque, américains ou étrangers.
Les descriptions que nous présentons ici sont d’une autre nature. Elles sont extraites du roman d’ Upton Sinclair, La Jungle, publié en février 1906. Upton Sinclair (1878-1968) est un écrivain américain que l’on classe, au tournant du 19è siècle, dans la catégorie des Muckrackers (littéralement : des fouille-merde), qui s’attachent à travers leurs écrits à dénoncer les maux de la société capitaliste américaine de leur temps. Auteur progressiste, Upton Sinclair est également acquis aux idées du socialisme.
La Jungle, qui décrit l’univers des abattoirs de Chicago, est un roman naturaliste qu’on a parfois comparé à ceux d’Emile Zola. La rédaction du roman a été précédée par un long travail d’enquête journalistique d’Upton Sinclair, celui-ci n’ayant pas hésité à se faire embaucher pendant plusieurs semaines dans l’une des deux grandes entreprises agro-industrielles de Chicago.
Le roman suit le destin tragique d’une famille d’immigrés lithuaniens, arrivés récemment à Chicago et portés par le rêve américain. Les deux premiers extraits dénoncent, non sans une certaine ironie pour le premier, les effroyables conditions sanitaires de la transformation de la viande par l’industrie. Le troisième met en lumière l’exploitation maximale de prolétaires, qui sont bien souvent des immigrés de fraîche date, par un système qu’on n’appellait pas encore le travail à la chaîne.
La Jungle eut un immense succès aux Etats-Unis et provoqua aussitôt un scandale immense, à tel point que le président Theodor Roosevelt – qui lut le livre et qu’on ne peut soupçonner de sympathie pour le socialisme – souhaita rencontrer Upton Sinclair. C’est à ce roman que l’on doit, aux Etats-Unis, les premières lois sur l’inspection des viandes et sur la qualité des aliments et des médicaments.
Extrait n°1
Un dimanche soir, Jurgis était assis à fumer sa pipe près du poêle de la cuisine. Il bavardait avec un vieil ouvrier que Jonas lui avait présenté et qui travaillait dans les salles de mise en conserve chez Durham. Cet homme livra à Jurgis quelques détails sur les seuls, les uniques, les incomparables produits Durham, qui étaient désormais une institution nationale. Il y avait de véritables alchimistes dans cette entreprise. Ainsi, elle faisait de la réclame pour une sauce aux champignons, alors que les ouvriers qui la préparaient n’avaient jamais vu l’ombre d’un champignon. Elle vantait les mérites de sa « terrine de poulet », que n’aurait pas reniée cette pension de famille célèbre dans les journaux humoristiques, où l’on sert un bouillon de volaille dans lequel un poulet ne fait que se tremper les pattes ; des pattes, de surcroît, bottées de caoutchouc ! Peut-être les cuisiniers avaient-ils élaboré quelque formule secrète permettant de fabriquer chimiquement ces volatiles ? Qui sait … ? se demanda l’ami de Jurgis. Dans la composition de ce plat entraient des tripes, du gras de porc, de la graisse, du cœur de boeuf, et enfin, des déchets de viande de veau, quand il en restait. Dans les boutiques, ce produit était vendu sous différents labels de qualité et à des prix variés ; mais tout provenait de la même cuve. Sortaient aussi de chez Durham des « terrines de gibier », des « terrines de faisan », « des terrines de jambon » et du « pâté de jambon » (du « gâté de jambon », comme l’appelaient les ouvriers) qui était préparé à base de rognures de viande de boeuf fumé trop petites pour être tranchées mécaniquement, de tripes colorées chimiquement pour leur ôter leur blancheur, de rognures de jambon et de corned beef, de pommes de terre non épluchées et enfin de bouts d’oesophages durs et cartilagineux que l’on récupérait une fois qu’on avait coupé les langues de boeuf. On broyait tous ces ingrédients et on assaisonnait cet étonnant mélange de diverses épices pour lui donner du goût. Jurgis tenait de son informateur que le vieux Durham offrait un pont d’or à quiconque inventerait de nouvelles contrefaçons culinaires. Mais il devenait difficile de trouver des idées neuves quand tant de génies avaient déjà oeuvré.
Upton Sinclair, La Jungle, 1906, Chapitre 9, extrait
Extrait n° 2
La famille, dont un des membres travaillait maintenant dans une conserverie et un autre dans une fabrique de saucisses, bénéficiait d’informations de première main sur la plupart des escroqueries perpétrées à Packingtown. Nos amis apprirent ainsi qu’il était d’usage, lorsque la viande était trop gâtée, de la mettre en conserve ou bien de l’utiliser dans la confection de chair à saucisse. Grâce aussi à ce que leur avait rapporté Jonas sur les salles de saumurage quand il y travaillait encore, ils étaient à même d’avoir, de l’intérieur, une vue d’ensemble de l’industrie de la viande avariée et de mieux saisir les implications macabres de la fameuse plaisanterie qui avait cours à Packingtown : « on utilise tout dans le cochon, sauf son cri ».
Jonas leur avait expliqué que, lorsqu’une viande marinée avait tourné, on la frottait de soude pour faire disparaître l’odeur. On la vendait alors dans les bars, où elle était offerte gracieusement aux clients avec chaque consommation. Jonas leur avait aussi parlé des miracles réalisés par les chimistes pour donner n’importe quelle teinte, n’importe quel goût n’importe quel parfum à la viande, qu’elle soit fraîche ou salée, entière ou hachée.
Upton Sinclair, La Jungle, 1906, Chapitre 14
Extrait n°3
Les cadences semblaient chaque jour un peu plus inhumaines. On inventait sans cesse de nouvelles méthodes, que n’auraient pas reniées les adeptes de cette torture moyenâgeuse où l’on donnait à intervalles réguliers un tour de vis supplémentaire pour broyer les doigts du supplicié et extorquer de lui ce qu’on voulait. Les patrons engageaient, avec un bon salaire à la clé, des « meneurs de train » chargés de tenir leurs camarades à l’allure requise par les machines modernes, afin de pousser les hommes à la limite de leurs possibilités. Ainsi, dans les salles d’abattage des cochons, la vitesse de défilement des bêtes était réglée par un système d’horlogerie qui permettait d’accélérer le train un peu plus tous les jours. Dans le cas du travail aux pièces, la tactique consistait à réduire le temps imparti à chaque tâche. Le même travail devait être accompli plus rapidement, pour un même salaire. Ensuite, dès que les ouvriers s’étaient habitués au nouveau rythme, la direction diminuait le tarif par pièce pour qu’il corresponde au temps passé ! Ce procédé était si fréquent dans les fabriques de boîtes de conserve que les ouvrières étaient au bord du désespoir. Au cours des deux dernières années, elles avaient ainsi perdu un bon tiers de leurs revenus.
Upton Sinclair, La Jungle, 1906, Chapitre 11
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