Un jour de 1696, un certain François Michel, maréchal-ferrant de la ville de Salon (actuelle ville de Salon-de-Provence) se voit visité par un mystérieux fantôme qui le presse de porter un message à Louis XIV.

Après hésitations, il se décide et se rend à Versailles pour rencontrer le Roi au cours du printemps 1697. Si Louis XIV reste discret sur cette affaire, elle suscite cependant de nombreuses interrogations en France et à l’étranger, comme en témoigne la presse de l’époque. Qui était ce mystérieux fantôme ? Quel message a t-il voulu faire passer à Louis XIV par l’intermédiaire de cet homme du peuple ?

Entre prophétisme royal et mystère populaire, l’anecdote est rapportée dans les Mémoires du comte de Saint-Simon [1675-1755] qui identifie le fantôme comme étant celui de la reine Marie-Thérèse décédée en 1683 …

Nous vous proposons ici deux extraits concernant cette mystérieuse entrevue ; le premier est issu de la Gazette d’Amsterdam, journal d’informations européennes fondé aux Pays-Bas dans la seconde moitié du XVIIème siècle (probablement en 1691). La Gazette d’Amsterdam  s’impose au XVIIIème siècle comme l’un des titres-phares de la presse d’information européenne. Le second extrait provient des mémoires de Saint-Simon.

 


Extrait n° 1 : la Gazette d’Amsterdam rapporte une entrevue mystérieuse

L’affaire du maréchal-ferrant, dont on a parlé l’ordinaire dernier, fait beaucoup de bruit parmi le peuple, qui ne manque pas d’en raisonner avant qu’on soit bien instruit du fait. Cet homme est habitant originaire de Salon, petite ville près d’Aix-en-Provence, où est le tombeau de Nostradamus. Il se nomme Michel de nom et de surnom. On dit qu’il a rapporté que se retirant un soir chez lui, il fut rencontré, et quelques uns disent, enlevé par un spectre ou fantôme, qui lui dit de ne rien craindre, et le commanda d’aller à Paris pour parler au Roi, le menaçant que s’il n’obéissait pas il mourrait et ajoutant que lorsqu’il serait à une lieue de Versailles, il ne manquerait pas de lui dire les choses dont il devrait entretenir sa majesté, et que pour cet effet il eut à s’adresser à l’Intendant de la Province, qui lui donnerait les ordres nécessaires pour son voyage.

L’intendant fit d’abord peu de cas de la demande du Maréchal, mais s’étant informé des magistrats de Salon sur la conduite et la famille de cet homme, et n’en ayant eu que de bons témoignages, il prit soin du Maréchal, et le mit entre les mains d’un officier qui conduit ici des recrues, de sorte qu’il partit de Salon le 25 février, après avoir fait ses dévotions chez les capucins, qui ont aussi assuré qu’ils n’avaient remarqué en lui aucun dérèglement.

Voilà ce qu’on en dit en attendant une plus exacte information, et la curiosité de cet événement a déjà donné lieu d’y appliquer une Centurie de Nostradamus, sans attendre que la suite ait éclairci ce fait.

Gazette d’Amsterdam, jeudi 28 mars 1697, pages 3 et 4

L’écriture a été en partie modernisée. Le texte, imprimé en un seul paragraphe, a été scindé pour faciliter la lecture

Extrait n°2 : Mémoires de Saint-Simon

[…] Un événement singulier fit beaucoup raisonner tout le monde. Il arriva en ce temps-ci tout droit à Versailles un maréchal de la petite ville de Salon en Provence, qui s’adressa à Brissac, major des gardes du corps, pour être conduit au roi à qui il vouloit parler en particulier. Il ne se rebuta point des rebuffades qu’il en reçut, et fit tant que le roi en fut informé et lui fit dire qu’il ne parloit pas ainsi à tout le monde. Le maréchal insista, dit que, s’il voyoit le roi, il lui diroit des choses si secrètes et tellement connues à lui seul, qu’il verroit bien qu’il avoit mission pour lui parler et pour lui dire des choses importantes ; qu’en attendant au moins, il demandoit à être renvoyé à un de ses ministres d’État.

Là-dessus le roi lui fit dire d’aller trouver Barbezieux, à qui il avoit donné ordre de l’entendre. Ce qui surprit beaucoup, c’est que ce maréchal qui ne faisoit qu’arriver, et qui n’étoit jamais sorti de son lieu ni de son métier, ne voulut point de Barbezieux, et répondit tout de suite qu’il avoit demandé à être renvoyé à un ministre d’État, que Barbezieux ne l’étoit point, et qu’il ne parleroit point qu’à un ministre. Sur cela le roi nomma Pomponne, et le maréchal, sans faire ni difficulté ni réponse, l’alla trouver ; ce qu’on sut de son histoire est fort court : le voici. Cet homme revenant tard de dehors se trouva investi d’une grande lumière auprès d’un arbre, assez près de Salon.

Une personne vêtue de blanc, et pardessus à la royale, belle, blonde et fort éclatante, l’appela par son nom, lui dit de la bien écouter, lui parla plus d’une demi-heure, lui dit qu’elle étoit la reine qui avoit été l’épouse du roi, lui ordonna de l’aller trouver et de lui dire les choses qu’elle lui avoit communiquées, que Dieu l’aideroit dans tout son voyage, et qu’à une chose secrète qu’il diroit au roi, et que le roi seul au monde savoit, et qui ne pouvoit être sue que de lui, il reconnoîtroit la vérité de tout ce qu’il avoit à lui apprendre. Que si d’abord il ne pouvoit parler au roi, qu’il demandât à parler à un de ses ministres d’État, et que surtout il ne communiquât rien à autres quels qu’ils fussent, et qu’il réservât certaines choses au roi tout seul. Qu’il partit promptement, et qu’il exécutât ce qui lui étoit ordonné hardiment et diligemment, et qu’il s’assurât qu’il seroit puni de mort s’il négligeoit de s’acquitter de sa commission. Le maréchal promit tout, et aussitôt la reine disparut, et il se trouva dans l’obscurité auprès de son arbre. Il s’y coucha au pied ne sachant s’il rêvoit ou s’il étoit éveillé, et s’en alla après chez lui, persuadé que c’étoit une illusion et une folie dont il ne se vanta à personne.

À deux jours de là, passant au même endroit, la même vision lui arriva encore, et les mêmes propos lui furent tenus. Il y eut de plus des reproches de son doute et des menaces réitérées, et pour fin, ordre d’aller dire à l’intendant de la province ce qu’il avoit vu, et l’ordre qu’il avoit reçu d’aller à Versailles, et que sûrement il lui fourniroit de quoi faire le voyage. À cette fois, le maréchal demeura convaincu. Mais flottant entre la crainte des menaces et les difficultés de l’exécution, il ne sut à quoi se résoudre, gardant toujours le silence de ce qui lui étoit arrivé.

Il demeura huit jours en cette perplexité, et enfin comme résolu à ne point faire le voyage, lorsque, repassant encore par le même endroit, il vit et entendit encore la même chose, et des menaces si effrayantes qu’il ne songea plus qu’à partir. À deux jours de là, il fut trouver à Aix l’intendant de la province, qui sans balancer l’exhorta à poursuivre son voyage, et lui donna de quoi le faire dans une voiture publique. On n’en a jamais su davantage. Il entretint trois fois M. de Pomponne, et fut chaque fois plus de deux heures avec lui.

M; de Pomponne en rendit compte au roi en particulier, qui voulut que Pomponne en parlât plus amplement à un conseil d’État où Monseigneur n’étoit point, et où il n’y avoit que les ministres, qui lors, outre lui, étoient le duc de Beauvilliers, Pontchartrain et Torcy, et nuls autres. Ce conseil fut long, peut-être aussi y parla-t-on d’autre chose après. Ce qui arriva ensuite fut que le roi voulut entretenir le maréchal ; il ne s’en cacha point ; il le vit dans ses cabinets, et le fit monter par le petit degré qui en descend sur la cour de Marbre par où il passe pour aller à la chasse, ou se promener. Quelques jours après, il le vit encore de même, et à chaque fois fut près d’une heure seul avec lui, et prit garde que personne ne fût à portée d’eux.

Le lendemain de la première fois qu’il l’eut entretenu, comme il descendoit par ce même petit escalier pour aller à la chasse, M. de Duras, qui avoit le bâton et qui étoit sur le pied d’une considération et d’une liberté de dire au roi tout ce qu’il lui plaisoit, se mit à parler de ce maréchal avec mépris, et à dire le mauvais proverbe, que cet homme-là étoit un fou ou que le roi n’étoit pas noble. À ce mot, le roi s’arrêta, et se tournant au maréchal de Duras, ce qu’il ne faisoit presque jamais en marchant : « Si cela [est], lui dit-il, je ne suis pas noble, car je l’ai entretenu longtemps ; il m’a parlé de fort bon sens, et je vous assure qu’il est fort loin d’être fou. » Ces derniers mots furent prononcés avec une gravité appuyée qui surprit fort l’assistance, et qui en grand silence ouvrit fort les yeux et les oreilles. Après le second entretien, le roi convint que cet homme lui avoit dit une chose qui lui étoit arrivée il y avoit plus de vingt ans, et que lui seul savoit, parce qu’il ne l’avoit jamais dite à personne, et il ajouta que c’étoit un fantôme qu’il avoit vu dans la forêt de Saint-Germain, et dont il étoit sûr de n’avoir jamais parlé. Il s’expliqua encore plusieurs fois très favorablement sur ce maréchal, qui étoit défrayé de tout par ses ordres, qui fut renvoyé aux dépens du roi, qui lui fit donner assez d’argent outre sa dépense, et qui fit écrire à l’intendant de Provence de le protéger particulièrement, et d’avoir soin que, sans le tirer de son état et de son métier, il ne manquât de rien le reste de sa vie. Ce qu’il y a eu de plus marqué, c’est qu’aucun des ministres d’alors n’a jamais voulu parler làdessus. […]

Ce maréchal, qui étoit un homme d’environ cinquante ans, qui avoit famille, et bien famé dans son pays, montra beaucoup de bon sens dans sa simplicité, de désintéressement et de modestie. Il trouvoit toujours qu’on lui donnoit trop, ne parut [avoir] aucune curiosité, et dès qu’il eut achevé de voir le roi et M. de Pomponne, ne voulut rien voir ni se montrer, parut empressé de s’en retourner, et dit que, content d’avoir accompli sa mission, il n’avoit plus rien à faire que s’en aller chez lui. Ceux qui en avoient soin firent tout ce qu’ils purent pour en tirer quelque chose ; il ne répondoit rien, ou disoit : « Il m’est défendu de parler, » et coupoit court sans se laisser émouvoir par rien. […]

Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence ; et précédés d’une notice par M. Sainte-Beuve Tome 2 / publiés par MM. Chéruel et Ad. Régnier fils, Paris, Hachette, 1873, extraits du chapitre XIV, pp. 208-212

Pour aller plus loin :

  • Lucien Bély Louis XVI, le fantôme et le maréchal-ferrant, PUF, 2021, 684 pages, coll. Hors collection
  • Émission Le cours de l’histoire, Histoire de fantômes épisode 2/4 « le fantôme qui murmurait à l’oreille du Roi-Soleil », 26 octobre 2021, présentée par Xavier Mauduit, avec Lucien Bély.  Podcast disponible ICI