En 1967, Pierre Deyon publiait Amiens, capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au XVIIe siècle (Paris, Mouton). Dans un texte de près de 400 pages, l’auteur écrit une « histoire totale » de cette ville de 30 000 habitants du Nord de la France, avec de très longs passages sur la démographie de la société urbaine. Alors qu’Amiens avait gagné des habitants dans la première moitié du siècle, une succession de crises, comme celle de 1693-1694, l’affaiblisse durablement.
Une crise de mortalité en graphique
Le graphique, prélevé en fin d’ouvrage, restitue l’enchaînement fatal d’une crise de subsistance pendant l’Ancien Régime : de mauvaises récoltes entraînent une augmentation des prix du blé qui à son tour, pénalise le taux de mortalité par la conjonction de la faim et des maladies. Même si ce n’est pas visible sur le graphique présenté, Pierre Deyon rapproche les prix céréaliers amiénois avec ceux de Beauvais, tirés des travaux de Pierre Goubert. Toutefois, Amiens est dans une situation régulièrement plus favorable que sa voisine du sud. Le graphique indique également une baisse des conceptions, ce qui pourrait corroborer l’hypothèse d’un contrôle des naissances préventif, à côté des pratiques de chasteté liées à l’observance du Carême. Toutefois, cette baisse des conceptions peut aussi s’expliquer par l’aménorrhée de famine ou la disparition d’un des deux conjoints.
Les chiffres cumulent les données provenant de l’Hôtel-Dieu et des neuf paroisses d’Amiens : Saint-Jacques, Saint-Leu, Saint-Michel, Saint-Firmin à la Porte, Saint-Firmin-le-Confesseur, Saint-Firmin en Castillon, Saint-Germain, Saint-Martin, Notre-Dame.
La particularité de la crise de 1693-1694
La mortalité qu’elle provoque apparaît presque deux fois supérieure à celle de 1710. Les épidémies vinrent en effet achever l’œuvre de la sous-alimentation et de la misère. La cherté commença pendant l’été 1692, elle sévit jusqu’à la fin de l’année 1694. Sa violence fut extrême, et l’amplitude du cycle telle que les prix du bon blé furent portés, en juin 1694, à quatre fois et demie leur niveau du second trimestre 1691 ; la disette se prolongea non pas un été, non pas la durée d’une soudure, mais deux longues années ! La seconde année, à la fin de l’hiver 1693-1694, plusieurs épidémies firent leur entrée dans la ville. Nous en connaissons mal la nature ; les registres de l’hôtel-Dieu ne portent plus, à cette époque, leurs précieux diagnostics. Faut-il invoquer à nouveau les typhoïdes de l’été, la petite vérole dont le premier échevin révélait les ravages en 1690, ou encore les «fièvres pourpreuses» que l’on signale dans les villages du plat pays ? L’examen du mouvement mensuel des décès, des mariages, des conceptions, permet de reconstituer en partie le déroulement de la crise. […]
Le dépouillement des registres de Saint-Firmin-à-la-Porte, une des rares paroisses dans lesquelles les décès, et surtout les décès d’enfants, aient été enregistrés avec soin permet de préciser la nature de cette mortalité de crise. Ce sont les enfants de 1 à 15 ans qui payent le plus lourd tribut à la disette ; plus que les nourrissons de la première année, plus que les adultes, ils souffrent de la cherté et de ses conséquences. Le sevrage représentait en toute saison, en toute circonstance, une opération délicate, puisque l’enfant soudain privé des protéines et des vitamines du lait maternel se voyait imposer un régime où dominaient le pain et les autres farineux. Mais ces risques s’aggravaient quand, à l’insuffisance «spécifique» ou qualitative, s’ajoutaient l’insuffisance quantitative globale, la consommation d’aliments douteux, puis la famine pure et simple. Ces privations éprouvaient d’ailleurs tout autant l’organisme fragile des adolescents que celui des tout jeunes enfants. La crise démographique, quand elle prenait cette forme aiguë, faisait apparaître, dans la succession des générations, des classes creuses, dont l’insuffisance pouvait affecter pendant plusieurs décennies le mouvement d’ensemble de la population.
P. Deyon (p. 17-18)