Gareth Jones, l’auteur de cet article traduit de l’anglais, est un jeune journaliste britannique (1905-1935) au tempérament d’aventurier. Après avoir réussi l’exploit d’obtenir une entrevue avec le tout nouveau chancelier de l’Allemagne Adolf Hitler, il se rend à Moscou et réussit à fausser compagnie aux agents chargés de le surveiller.

Comme il le relate dans cet article,  il voyage en URSS et visite de nombreux villages où règne la famine. La famine est partout, dans l’Ukraine autrefois riche, en Russie, en Asie centrale, dans le Caucase du Nord – partout. 

Cette famine est particulièrement dramatique en Ukraine puisqu’on estime le nombre de victimes à au moins 3,5 millions de victimes dans cette République soviétique qui était alors  le  principal grenier à blé du pays.  Les historiens, russes et ukrainiens en particulier, débattent pour savoir si l‘Holodomor doit être qualifié de génocide ou non. C’est assurément l’un des crimes de masse les plus importants du siècle dernier qui, pourtant,  en a connu bien d’autres.

Garth Jones est ainsi  le premier journaliste à révéler au monde –  ses informations  ayant  été relayées par de nombreux journaux étrangers – l’existence de la famine en URSS, dont il attribue  la responsabilité au pouvoir stalinien et au plan quinquennal d’industrialisation massive du pays.


La famine règne en Russie

Le plan quinquennal a détruit le fournisseur de pain de la Russie.

M. Jones est l’un des secrétaires privés de M. Lloyd George. Il vient de rentrer d’une longue tournée à pied en Russie soviétique. Il parle couramment le russe – et voici la terrible histoire que les paysans lui ont racontée.  

Il y a quelques jours, je me trouvais dans la maison d’un ouvrier à l’extérieur de Moscou. Un père et un fils, le père, un ouvrier qualifié russe dans une usine de Moscou et le fils membre de la Ligue des jeunes communistes, se regardaient fixement. 

Le père, tremblant d’excitation, a perdu le contrôle de lui-même et a crié sur son fils communiste. C’est terrible maintenant. Nous, les travailleurs, sommes affamés. Regardez Chelyabinsk où j’ai travaillé autrefois. La maladie y emporte un grand nombre d’entre nous, les travailleurs, et le peu de nourriture qui s’y trouve est immangeable. C’est ce que vous avez fait à notre Mère Russie. 

Le fils répondit : « Mais regarde les géants de l’industrie que nous avons construits. Regarde les nouvelles fabriques / usines de tracteurs . Regarde le Dniepostroy. Cela a valu la peine de souffrir pour la construction. 

« Construire en effet! » Ce fut la réponse du père : « À quoi sert la construction quand on a détruit tout ce qu’il y a de mieux en Russie ? 

Ce que ce travailleur a dit, au moins 96 pour cent du peuple russe le pensent. Il y a eu des constructions, mais, dans l’acte de construire, tout ce qu’il y avait de mieux en Russie a disparu. Le principal résultat du plan quinquennal a été la ruine tragique de l’agriculture russe. Cette ruine, je l’ai vue dans sa triste réalité. J’ai traversé plusieurs villages sous la neige de mars. J’ai vu des enfants avec des ventres gonflés. Je dormais dans des huttes de paysans, parfois à neuf dans une chambre. J’ai parlé à tous les paysans que j’ai rencontrés et la conclusion générale que j’en tire est que l’état actuel de l’agriculture russe est déjà catastrophique mais que dans un an son état aura décuplé. 

Que disaient les paysans ? Il y avait un cri qui résonnait partout où j’allais et c’était : « Il n’y a pas de pain. L’autre phrase, qui était le leitmotiv de ma visite en Russie était : « Tous sont gonflés. » Même à quelques kilomètres de Moscou, il n’y a plus de pain. En traversant la campagne de ce quartier, je bavardai avec plusieurs femmes qui marchaient péniblement avec des sacs vides vers Moscou. Ils ont tous dit : « C’est terrible. Nous n’avons pas de pain. Nous devons aller jusqu’à Moscou pour obtenir du pain et ensuite ils ne nous donneront que quatre livres, ce qui coûte trois roubles (six shillings en principe). Comment un pauvre homme peut-il vivre ? 

« Avez-vous des pommes de terre ? ai- je demandé .  Chaque paysan que j’ai interrogé hocha négativement la tête avec tristesse. 

« Et tes vaches ? » était la question suivante. Pour le paysan russe, la vache signifie richesse, nourriture et bonheur. C’est presque le centre autour duquel gravite sa vie.

«  Presque tout le bétail est mort.  Comment pouvons-nous nourrir le bétail quand nous n’avons nous-mêmes que du fourrage à manger ? » 

« Et vos chevaux ? » était la question que j’ai posée dans chaque village que j’ai visité.   Le cheval est désormais une question de vie ou de mort, car sans cheval comment labourer ?   Et si on ne peut pas labourer, comment peut-on semer pour la prochaine moisson ?   Et si l’on ne peut pas semer pour la prochaine récolte, alors la mort est la seule perspective d’avenir. 

La réponse a sonné le glas de la plupart des villages.   Les paysans dirent : « La plupart de nos chevaux sont morts et nous avons si peu de fourrage que ceux qui restent sont tous maigres et malades. ” 

Si c’est grave maintenant et si des millions meurent dans les villages, comme c’est le cas, car je n’ai pas visité un seul village où beaucoup ne soient pas morts, à quoi cela ressemblera-t-il dans un mois ?   Les pommes de terre restantes sont comptées une par une, mais dans tant de foyers, les pommes de terre sont épuisées depuis longtemps.   La betterave, autrefois utilisée comme fourrage pour le bétail, peut s’épuiser dans de nombreuses huttes avant que la nouvelle nourriture n’arrive en juin, juillet et août, et beaucoup n’ont même pas de betterave. 

La situation est plus grave qu’en 1921, comme tous les paysans l’ont affirmé avec insistance.   Cette année-là, il y avait la famine dans plusieurs grandes régions, mais dans la plupart des régions, les paysans pouvaient vivre.   C’était une famine localisée, qui a fait plusieurs millions de victimes, en particulier le long de la Volga. Mais aujourd’hui, la famine est partout, dans l’Ukraine autrefois riche, en Russie, en Asie centrale, dans le Caucase du Nord – partout. 

Enfants mendiants à Moscou

Et les villes ?   Moscou n’a pas encore l’air si sinistrée, et aucun individu séjournant à Moscou n’aurait la moindre idée de ce qui se passe dans la campagne, à moins qu’il ne puisse parler aux paysans qui ont parcouru des centaines et des centaines de kilomètres jusqu’à la capitale pour chercher du pain. Les habitants de Moscou sont chaudement vêtus et de nombreux ouvriers qualifiés, qui prennent chaque jour leur repas chaud à l’usine, sont bien nourris.   Certains de ceux qui gagnent de très bons salaires, ou qui ont des privilèges particuliers, ont l’air même, bien habillés, mais la grande majorité des travailleurs non qualifiés en ressentent les effets.

J’ai parlé à un ouvrier qui transportait un lourd tronc en bois.   « C’est terrible maintenant », a-t-il déclaré.   « Je reçois deux livres de pain par jour et c’est du pain pourri.   Je n’ai pas de viande, pas d’oeufs, pas de beurre.   Avant la guerre, j’avais l’habitude d’obtenir beaucoup de viande et c’était bon marché.   Mais je n’ai pas mangé de viande depuis un an.   Les œufs n’étaient qu’un kopeck chacun avant la guerre, mais maintenant ils sont un grand luxe.   Je reçois un peu de soupe, mais ce n’est pas assez pour vivre. 

Et maintenant une nouvelle terreur s’empare de l’ouvrier russe. C’est le chômage. Au cours des derniers mois, des milliers de personnes ont été licenciées des usines dans de nombreuses régions de l’Union Soviétique. J’ai demandé à un chômeur ce qui lui était arrivé.  Il a répondu : « Nous sommes traités comme du bétail. On nous dit de partir et nous n’obtenons pas de carte de pain.   Comment puis-je vivre ?   J’avais l’habitude de recevoir une livre de pain par jour pour toute ma famille, mais maintenant il n’y a plus de carte de pain.   Je dois quitter la ville et me diriger vers la campagne où il n’y a pas non plus de pain.

Le plan quinquennal a construit de nombreuses belles usines. Mais c’est le pain qui fait tourner les rouages ​​des usines, et le plan quinquennal a détruit le fournisseur de pain de la Russie.

Gareth Jones, The London Evening Standard, 31 Mars 1933


Famine rules Rusia

The 5-year plan has killed the bread supply

Mr. Jones is one of Mr. Lloyd George’s private secretaries.  He has just returned from an extensive tour on foot in Soviet Russia.  He speaks Russian fluently – and here is the terrible story the peasants told him.  

A few days ago, I stood in a worker’s cottage outside Moscow.  A father and a son, the father, a Russian skilled worker in a Moscow factory and the son a member of the Young Communist League, stood glaring at one another.

The father trembling with excitement, lost control of himself and shouted at his Communist son.  It is terrible now.  We workers are starving.  Look at Chelyabinsk where I once worked.  Disease there is carrying away numbers of us workers and the little food there is uneatable.  That is what you have done to our Mother Russia.

The son cried back: “But look at the giants of industry which we have built.  Look at the new tractor works.  Look at the Dniepostroy.  That has construction has been worth suffering for.”

“Construction indeed!”  Was the father’s reply:  “What’s the use of construction when you have destroyed all that’s best in Russia?”

What that worker said at least 96 per cent. of the people of Russia are thinking.  There has been construction, but, in the act of building, all that was best in Russia has disappeared.  The main result of the Five Year Plan has been the tragic ruin of Russian agriculture.  This ruin I saw in its grim reality.  I tramped through a number of villages in the snow of March.  I saw children with swollen bellies.  I slept in peasants’ huts, sometimes nine of us in one room.  I talked to every peasant I met, and the general conclusion I draw is that the present state of Russian agriculture is already catastrophic but that in a year’s time its condition will have worsened tenfold.

What did the peasants say?  There was one cry which resounded everywhere I went and that was: “There is no bread.” The other sentence, which as the leitmotiv of my Russian visit was: “All are swollen.”  Even within a few miles of Moscow there is no bread left.  As I was going through the countryside in that district I chatted to several women who were trudging with empty sacks towards Moscow.  They all said: “It is terrible.  We have no bread. We have to go all the way to Moscow to get bread and then they will only give us four pounds, which costs three roubles (six shillings nominally).  How can a poor man live?”

“Have you potatoes?”  I asked. Every peasant I asked nodded negatively with sadness.

“What about your cows?” was the next question.  To the Russian peasant the cow means wealth, food and happiness.  It is almost the centre-point upon which his life gravitates.

“The cattle have nearly all died.  How can we feed the cattle when we have only fodder to eat ourselves?”

“And your horses?” was the question I asked in every village I visited.  The horse is now a question of life and death, for without a horse how can one plough?  And if one cannot plough, how can one sow for the next harvest?  And if one cannot sow for the next harvest, then death is the only prospect in the future.

The reply spelled doom for most of the villages.  The peasants said: “Most of our horses have died and we have so little fodder that the remaining ones all scraggy and ill.”

If it is grave now and if millions are dying in the villages, as they are, for I did not visit a single village where many had not died, what will it be like in a month’s time?  The potatoes left are being counted one by one, but in so many homes the potatoes have long run out.  The beet, once used as cattle fodder may run out in many huts before the new food comes in June, July and August, and many have not even beet.

The situation is graver than in 1921, as all peasants stated emphatically.  In that year there was famine in several great regions but in most parts the peasants could live.  It was a localised famine, which had many millions of victims, especially along Volga. But today the famine is everywhere, in the formerly rich Ukraine, in Russia, in Central Asia, in North Caucasia – everywhere.

Child Beggars in Moscow

What of the towns?  Moscow as yet does not look so stricken, and no one staying in Moscow would have an inkling of what is going on in the countryside, unless he could talk to the peasants who have come hundreds and hundreds of miles to the capital to look for bread.  The people in Moscow warmly clad, and many of the skilled workers, who have their warm meal every day at the factory, are well fed.  Some of those who earn very good salaries, or who have special privileges, look even, well dressed, but the vast majority of the unskilled workers are feeling the pinch.

I talked to a worker who was hauling a heavy wooden trunk.  “It is terrible now” he said.  “ I get two pounds of bread a day and it is rotten bread.  I get no meat, no eggs, no butter.  Before the war I used, to get a lot of meat and it was cheap.  But I haven’t had meat for a year.  Eggs were only a kopeck each before the war, but now they are a great luxury.  I get a little soup, but it is not enough to live on.”

And now a new dread visits the Russian worker.  That is unemployment.  In the last few months very many thousands have been dismissed from factories in many parts of the Soviet. Union.  I asked one unemployed man what happened to him.  He replied: “We are treated like cattle.  We are told to get away, and we get no bread card.  How can I live?  I used to get a pound of bread a day for all my family, but now there is no bread card.  I have to leave the city and make my way out into the countryside where there is also no bread.”

The Five-Year Plan has built many fine factories.  But it is bread that makes factory wheels go round, and the Five-Year Plan has destroyed the bread-supplier of Russia.

Gareth Jones, The London Evening Standard, March, 31st, 1933