L’association Les Clionautes rend hommage à Robert Badinter, décédé le 09 février 2024. Il laisse derrière lui une œuvre législative immense, à commencer par l’abolition de la peine de mort en 1981. Le combat pour l’abolition était mené depuis plusieurs siècles et par quantité d’autres personnalités : témoin ici cette introduction à un essai d’Albert Camus, parfaitement adaptée à un usage en classe.
L’auteur
Prix Nobel de littérature 1957, Albert Camus a donné à la littérature française quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvres du XXème siècle, avec L’Etranger (1942), La Peste (1947) et L’Homme révolté (1951), entre autres.
Si les jeunes générations ont lu sa lettre à Monsieur Germain, citée à chaque fois que l’on souhaite rendre hommage au travail des enseignants, elles sont moins nombreuses à connaître les autres combats de l’écrivain, parmi lesquels l’abolition de la peine de mort. L’essai, intitulé Réflexions sur la guillotine, a d’abord été publié seul dans La Nouvelle Revue française, avant d’être inséré dans l’ouvrage Réflexions sur la peine capitale où il est suivi des Réflexions sur la potence d’Arthur Koestler (ancien condamné à mort et acquitté) et de La Peine de mort en France de Jean Bloch-Michel.
Le texte
Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était particulièrement révoltant (il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants) fut condamné à mort en Alger. Il s’agissait d’un ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire du sang, mais avait aggravé son cas en volant ses victimes. L’affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation était une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m’a-t-on dit, l’opinion de mon père que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L’une des rares choses que je sache de lui, en tout cas, est qu’il voulut assister à l’exécution, pour la première fois de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du supplice, à l’autre bout de la ville, au milieu d’un grand concours de peuple. Ce qu’il vit, ce matin-là, il n’en dit rien à personne. Ma mère raconte seulement qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche pour lui couper le cou.
Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. Cela est si vrai que personne n’ose parler directement de cette cérémonie. Les fonctionnaires et les journalistes qui ont la charge d’en parler, comme s’ils avaient conscience de ce qu’elle manifeste en même temps de provocant et de honteux, ont constitué à son propos une sorte de langage rituel, réduit à des formules stéréotypées. Nous lisons ainsi, à l’heure du petit déjeuner, dans un coin du journal, que le condamné « a payé sa dette à la société », ou qu’il a « expié », ou que « à cinq heures, justice était faite ». Les fonctionnaires traitent du condamné comme de « l’intéressé » ou du « patient », ou le désignent par un sigle : le C.A.M. De la peine capitale, on n’écrit, si j’ose dire, qu’à voix basse. Dans notre société très policée, nous reconnaissons qu’une maladie est grave à ce que nous n’osons pas en parler directement. Longtemps, dans les familles bourgeoises, on s’est borné à dire que la fille aînée était faible de la poitrine ou que le père souffrait d’une « grosseur » parce qu’on considérait la tuberculose et le cancer comme des maladies un peu honteuses. Cela est plus vrai sans doute de la peine de mort, puisque tout le monde s’évertue à n’en parler que par euphémisme. Elle est au corps politique ce que le cancer est au corps individuel, à cette différence près que personne n’a jamais parlé de la nécessité du cancer. On n’hésite pas au contraire à présenter communément la peine de mort comme une regrettable nécessité, qui légitime donc que l’on tue, puisque cela est nécessaire, et qu’on n’en parle point, puisque cela est regrettable.
Albert Camus, Réflexions sur la guillotine, Calmann-Lévy, 1957, Paris