Le discours de Robert Badinter prononcé à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981 s’ouvre sur une référence à Jean Jaurès. Ce dernier fut, lui aussi, un fervent partisan de l’abolition de la peine de mort sous la Troisième République, tout comme Clemenceau.

En 1906, un projet d’abolition est porté devant la Chambre des députés par le Garde des Sceaux, Edmond Guyot-Dessaigne. Mais il n’est débattu que deux ans plus tard. Un débat nourri s’ouvre, opposant d’un côté les partisans de la guillotine avec en tête Maurice Barrès pour l’extrême droite et de l’autre côté,  les abolitionnistes dont font partie le Président de la République Armand Fallières qui use de son droit de grâce de manière quasi systématique, le Président du Conseil Georges Clemenceau, le Garde des Sceaux Aristide Briand, et certains députés dont Marcel Sembat et Jean Jaurès.

Les extraits proposés sont issus de la séance du 18 novembre 1908, séance qui sert de référence au discours de Robert Badinter.


[…]

Jaurès. Mais, messieurs, quel que puisse être l’intérêt, quelle que puisse être la valeur de ces statistiques, elles ne sont qu’un élément de réalité sociale que nous devons interpréter, pour résoudre le grand problème posé devant nous, et c’est dans les termes généraux où il m’apparaît que je voudrais tout d’abord poser le problème.

Ce qui m’apparaît surtout, c’est que les partisans de la peine de mort veulent faire peser sur nous, sur notre esprit, sur le mouvement même de société humaine, un dogme de fatalité. Il y a des individus nous dit-on qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu’il n’y a plus qu’à les retrancher brutalement de la société des vivants, et il y a au fond des sociétés humaines, quoiqu’on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu’il n’y a plus d’autre ressource, qu’il n’y a plus d’autre espoir d’en empêcher l’explosion, que de créer en permanence l’épouvante de la mort et de maintenir la guillotine.

Voilà ce que j’appelle la doctrine de fatalité qu’on nous oppose. Je crois pouvoir dire qu’elle est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Le christianisme a été, pour les hommes, tout ensemble une grande prédication d’humilité et de confiance. Il a proclamé avec l’universelle chute l’universelle possibilité du relèvement. Il a dit à tous les hommes qu’aucun ne pouvait s’assurer en sa vertu propre ; qu’au fond des coeurs les plus purs et des âmes les plus innocentes, il y avait des germes empoisonnés, résidus de la grande faute originelle, et qui pouvait toujours infecter de leur venin les âmes les plus orgueilleuses et les plus assurées d’elles-mêmes. Et en même temps, il a dit qu’il n’y avait pas un seul individu humain, tant qu’il gardait un souffle, si déchu soit-il, si flétri soit-il, qui n’eût été virtuellement compris dans l’oeuvre du rachat divin et qui ne fût susceptible de réparation et de relèvement. Et lorsque je constate cette doctrine du christianisme, lorsque j’essaie d’en résumer ainsi l’essence et la substance, j’ai le droit de me demander comment des chrétiens, comment des hommes de cette humanité misérable et divine…(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) […]

Permettez-moi de demander à ces hommes comment, exposés aux mêmes chutes et capables des mêmes relèvements, ils s’arrogent le droit de dire à d’autres hommes, pétris de la même fange et visités du même rayon, qu’ils ne sont qu’une pourriture et qu’il n’y a plus qu’à les retrancher de la vie.(Nouveaux applaudissements.)

Georges Berry. Vous savez bien que c’est l’exemplarité que nous voulons.

M, Jaurès. […] Je comprends que M. Barrès, qui ne s’intéresse surtout au catholicisme que comme à un élément de la tradition nationale, ait pu se contenter de cette réponse ; mais je ne crois pas que ceux des chrétiens qui entrent vraiment dans l’esprit du christianisme acceptent cette distinction et cette opposition ; la force du christianisme, sa grandeur tragique, c’est de tout revendiquer, le monde d’ici et le monde de là-haut, et de vouloir mettre partout son empreinte. Eh bien ! Cette ambition universelle, elle a comme contrepartie une universelle responsabilité ; et c’est dans l’ordre naturel d’aujourd’hui, dans l’ordre social d’aujourd’hui, que vous devez affirmer, que vous devez réaliser cette universelle possibilité de relèvement, que vous n’avez pas le droit d’ajourner à un autre monde.(Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

S’il en était autrement, messieurs, si l’Église n’admettait pas, si elle ne proclamait pas pour les pires criminels, pour les individus que vous prétendez ne considérer que comme des déchets sociaux qu’il faut rapidement balayer, si l’Église n’admettait pas pour eux jusqu’au pied de l’échafaud la vocation au relèvement, la possibilité du relèvement, quelle comédie lugubre joue donc l’aumônier des dernières prières ?(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.) Par quelle dérision sinistre donne-t-il à baiser au condamné l’image du supplicié rédempteur ?(Nouveaux applaudissements.)

Ah ! Ne dites pas que c’est précisément la peur et la terreur de la guillotine qui préparent les conversions, car l’Église n’a jamais accepté de confondre cette terreur animale de la vie qui va finir avec l’esprit de relèvement et de repentir ; elle déclare que ce n’est pas la crainte servile, que c’est la crainte filiale qui, seule, prépare le relèvement de l’homme ; elle déclare que le criminel, pour être racheté, sauvé, doit non pas subir, mais accepter son expiation comme une satisfaction suprême donnée par lui au principe supérieur de l’ordre. Et je vous demande si une conscience humaine que vous déclarez capable, naturellement ou surnaturellement, d’entrer dans ces vues, à la minute même où l’horreur de la mort va le saisir, je vous demande si une société chrétienne a le devoir de le frapper comme étant irrémédiablement gâté, irrémédiablement taré. Non, non, là comme en bien d’autres questions, à l’esprit chrétien les chrétiens substituent une tactique conservatrice qui n’a plus du christianisme que le nom. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Jaurès […] et je constate – je ne vous interdis pas de faire justice à votre manière, puisque c’est cela que vous appelez justice –  j’ai le droit de constater et je constate qu’entre la justice, telle que vous la pratiquez, et le christianisme, tel que vous le professez, il y a une contradiction insoluble.(Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche.)

Maurice Barrès. Mais non !

Jaurès. Je ne retiens qu’une chose des paroles de M. Barrès : c’est le rappel de la grande tradition républicaine dont Victor Hugo a été en effet, dans cette question, un des représentants (Très bien ! très bien ! .sur les mêmes bancs) ; et, m’adressant à tous les républicains, à tous ceux qui essayent d’organiser, de diriger leur pensée en dehors de la tradition religieuse, je leur dis : Et vous, messieurs, quelle que soit votre philosophie, n’insérez pas le miracle comme un fait brut dans la trame des choses, vous qui essayez de vous expliquer l’apparition de l’homme par une immense et douloureuse ascension de la vie vers des formes supérieures, vous qui vous représentez que la race humaine a émergé par degrés de l’animalité primitive transformée, comment, de quel droit pourriez-vous alors, contre un seul des éléments de la nature humaine, porter une sentence définitive d’exclusion et d’extermination ? Messieurs, je sais bien que les sociétés humaines se sont élevées péniblement de degré en degré, de forme en forme, par la plus dure des disciplines. Je sais que le sang a coulé, que les exécutions ont abondé, et je ne recherche pas – c’est une immense controverse que nous ne pouvons même pas ouvrir ici – si, même dans le passé, ces brutalités étaient nécessaires au degré où elles se sont exercées. Sur ce point même, des thèses contradictoires, vous le savez, se sont heurtées : celle de Nietzsche, affirmant que cette éducation brutale était nécessaire pour façonner l’animal humain : celle de Kropotkine, au contraire, dans son admirable livre l’Entraide, faisant valoir quelles étaient, à chaque époque, les admirables ressources de sociabilité et de solidarité que renferme la masse humaine et disant que, bien souvent, ce sont les despotes, ce sont ceux qui ont abusé de la race humaine qui ont sévi sur elle par d’inutiles supplices. Je n’entre pas dans cette controverse. Je dis seulement aux républicains : Après bien des siècles de dure histoire humaine, une heure est venue, à la fin du dix-huitième siècle, où une magnifique explosion d’espérance humaine et d’optimisme révolutionnaire s’est produite. Qu’est-ce, messieurs, que la Révolution française dans son fond ?

le comte de Lanjuinais. Ce n’est pas l’abolition de la peine de mort !

Massabuau. Robespierre a institué la guillotine en permanence.

Jaurès. Qu’est-ce donc, dans son fond, dans son inspiration première, que la Révolution française ? C’est une magnifique affirmation de con­fiance de la nature humaine en elle-même. Les révolutionnaires ont dit à ce peuple, asservi et enchaîné depuis des siècles, qu’il pouvait être libre sans péril, et ils ont conçu l’adoucissement des peines comme le corollaire d’un régime nouveau de liberté fraternelle. M. Massabuau me rappelait Robespierre et la guillotine en permanence. Je prie M. Massabuau de laisser aux esprits vulgaires ce trop facile jeu d’esprit. (Exclamations et rires à droite et au centre. – Applaudissements à l’extrême gauche.)

Messieurs, quand les grands esprits de la Révolution faisaient pour les hommes ce rêve d’une justice adoucie, c’était pour une société régulière, équilibrée et fonctionnant normalement.

Ils ont été obligés à une lutte à outrance par la révolte même des forces atroces du passé. Mais savez-vous ce qui les excuse, s’ils avaient besoin d’excuse ? Savez-vous ce qui les glorifie ? C’est que, à travers les violences mêmes auxquelles ils ont été condamnés, ils n’ont jamais perdu la foi en un avenir de justice ordonnée.(Exclamations à droite. – Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) C’est qu’ils n’ont jamais perdu confiance en cette révolution au nom de laquelle ils avaient tué et au nom de laquelle ils étaient tués : Condorcet, proscrit, retraçait les perspectives du progrès indéfini de l’esprit humain ; à Robespierre, blessé, on ne pouvait arracher dans son stoïque silence aucune parole de doute et de désaveu. Et c’est parce que ces hommes, à travers la tourmente, ont gardé la pleine espérance, la pleine con­fiance en leur idéal, qu’ils ont le droit de nous la transmettre et que nous n’avons pas le droit, dans des temps plus calmes, de déserter la magnifique espérance humaine qu’ils avaient gardée.(Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Ce qu’on demande, en effet, au parti républicain, c’est d’abandonner cette politique d’espérance, cette politique d’humanité ; c’est de substituer à cet idéalisme révolutionnaire, considéré comme une chimère creuse et surannée, ce qu’on appelle le réalisme nouveau et qui ne serait que la consécration indéfinie du droit de la force. Ce n’est pas par une coïncidence fortuite que, dans la même séance où il soutenait la peine de mort, M. Barrès disait à M. Théodore Reinach qui la combattait à cette tribune : « Vous n’avez pas le droit de parler de la France ; vous n’êtes pas de notre race ».

C’est partout, c’est en toute question la même politique d’exclusion et de brutalité.(Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

[…] Il y a sans doute aussi des classes socialement maudites(Vifs applaudissements à l’extrême gauche.) qui ne seront jamais appelées à une libre coopération. Fatalité de la guerre et de la haine, fatalité des races, fatalité des servitudes économiques, fatalité du crime et des répressions sauvages, voilà quel est, selon nos contradicteurs, le fondement durable ou plutôt le fondement éternel de l’échafaud !

C’est sur ce bloc de fatalités qu’ils dressent la guillotine. Elle a pour mission de signifier aux hommes que jamais le progrès social, jamais le progrès de l’éducation et de la justice ne dispensera les sociétés humaines de tuer et de répondre à la violence individuelle par le meurtre social. C’est le signal du désespoir volontaire, systématique et éternel ; c’est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée, que l’espérance humaine ne passera pas !(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

Et pourquoi, messieurs, dans quel intérêt, pour quel dessein pratique, par quelle nécessité de sécurité immédiate, demande-t-on aux républicains d’abandonner ainsi leurs traditions ?

On nous dit : « La peine de mort ! Elle est nécessaire, elle est exemplaire ; si on la supprime, les crimes vont se multiplier ». Messieurs, j’ai d’abord le droit de dire à la commission que c’est à elle d’en faire la preuve. Vous reconnaissez, vous-mêmes, que la peine de mort est atroce, qu’elle est une forme de la barbarie, que vous voudriez la reje­ter, que vous demanderiez au pays de la rejeter, si elle n’était pas stricte­ment indispensable à la sécurité des hommes. C’est à vous, messieurs, de faire la preuve, par des faits décisifs, qu’elle est, en effet, indispensable. Or, qu’est-ce que je remarque ? Ah ! Si vous la maintenez, si vous la développez, il y aura demain une certitude, la certitude que des têtes humaines tomberont ; mais il y aura cette certitude aussi que parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d’innocents.(Exclamations au centre et sur divers bancs à gauche. – Applaudissements à l’extrême gauche.)

Je dis, messieurs, une certitude mathématique,(très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Dans un seul cas d’exécution, il y a une possibilité infime d’erreur ; dans plusieurs cas une possibilité plus grande et, en vertu de la loi même des probabilités, il est certain qu’en se continuant, en se multipliant, les exécutions aboutissent inévitablement à la suppression de quelques innocents.(Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche. – Interruptions à droite.)

[…]

Les criminels se décomposent certainement en deux catégories : ceux qui commettent leurs crimes par soudaineté, par impulsion subite, par surprise de passion, de colère ou d’ivresse. Sur ceux-là vous m’accorderez bien que la silhouette brouillée de l’échafaud n’agit guère. Mais il y a, dites-vous ceux qui calculent, qui réfléchissent, qui combinent. Oui, mais réfléchissez ; à mesure qu’ils méditent sur leurs crimes, à mesure que, par hypothèse, ils mettent en balance le péril qu’ils courent et l’intérêt qu’ils peuvent avoir dans le crime prochain pour assouvir leurs appétits, les sophismes se multiplient dans leurs esprits pour atténuer les chances du châtiment et la passion ajournée, la convoitise exaspérée par ce délai même s’accroît sans cesse. El j’imagine que l’efficacité de nos peines consiste bien moins à détourner les criminels de l’idée d’un acte qu’à les obliger à prendre pour le commettre tant de précautions que l’accomplissement même en devient malaisé.(Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Voulez-vous que nous recourions aux statistiques ? Mais alors permettez-moi de vous dire que ce soit aux statistiques largement consultées par vastes espaces, vastes temps et populations. J’admire dans tout ce débat la façon dont nous comparons, à la criminalité qui se développe en 1906, le nombre des exécutions qui ont été faites en 1905. Quoi ! Ses effets sont à ce point précis et immédiats ?

Messieurs, ce qui me frappe dans les phénomènes sociaux, dans ceux mêmes que nous pouvons le mieux chiffrer, c’est qu’ils procèdent par poussées brusques, dans lesquelles semblent se résumer l’action des forces antérieures lentement accumulées. Prenez l’exemple des suicides. Les suicides vont croissant dans tous les pays, en France comme dans les autres, selon une progression certaine. Depuis soixante ans, ils ont passé en France de 4.000 à 10.000. Et dans ce mouvement, il n’y a pas eu un développement continu et lent. Ce n’est pas de quelques unités chaque année que le nombre des suicides s’est accru, il y a eu des bonds brusques sans qu’on puisse rattacher à aucun événement saisissable cette brusque poussée de la manie du suicide. Pourquoi ? Parce que dans la complication des faits, des phénomènes sociaux, des causes soudaines, lentement accumulées, qui n’étaient pas d’abord efficaces, en se rencontrant, en se juxtaposant, ont abouti à ce résultat II doit en être ainsi probablement pour les variations de la criminalité, qui se produisent par des accroissements ou par des diminutions. Et j’imagine que c’est bien souvent, non pas à des faits immédiatement contemporains, immédiatement antérieurs, mais à des causes qui remontent quelquefois bien loin dans le passé, que doivent être attribuées ces poussées, ces ascensions ou ces descentes de la criminalité. Donc, quand M. le président de la commission trouve que des comparaisons décennales sont des comparaisons trop larges, quand il veut décomposer encore ces périodes, ne tenir compte que des deux ou trois dernières années, ah ! Messieurs, il me paraît demander à une assemblée de chercher à la loupe si elle va retrouver l’image de la guillotine ou la perdre.(On rit.)

[…]

Ah ! Messieurs, je n’ai pas la prétention de les démêler à fond ; mais savez-vous quelle est notre objection principale contre la peine de mort ? Savez-vous quelle devrait être, pour tous les républicains pour tous les hommes, l’objection principale contre la peine de mort ? C’est qu’elle détourne précisément les assemblées, c’est qu’elle détourne les nations de la recherche des responsabilités sociales dans le crime.(Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Ah ! C’est chose facile, c’est procédé commode : un crime se commet, on fait monter un homme à l’échafaud, une tête tombe ; la question est réglée, le problème est résolu. Nous, nous disons qu’il est simplement posé ; nous disons que notre devoir est d’abattre la guillotine et de regarder au-delà les responsabilités sociales.(Applaudissements à l’extrême gauche.)

Nous disons, messieurs, qu’il est très commode et qu’il serait criminel de concentrer, sur la seule tête des coupables, toute la responsabilité. Nous en avons notre part, tous les hommes en ont leur part, la nation tout entière en a sa part […]

Et, messieurs, n’en est-il pas de même de ces tristes moeurs de vagabondage et de chômage qui perdent une partie de l’enfance, une partie de la classe ouvrière ?

Combien est-il d’enfants pour lesquels la fréquentation de l’école n’est très souvent qu’une illusion, qu’un mensonge, ou qui n’y vont pas ou qui y vont à peine ! Combien est-il d’enfants qui, sans famille, sans contrôle, sans surveillance, livrés à eux-mêmes dans les rues et sur les places de Paris, y apprennent peu à peu l’audace et l’ingéniosité du crime et toutes les corruptions du vice !(Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Qu’avons-nous fait, que ferons-nous pour remédier à ce mal ? Et de même, quels sont les détestables conseils donnés par la misère et l’inoccupation à l’ouvrier en chômage ?

La caractéristique du crime, la caractéristique du criminel est double : c’est l’insensibilité et l’orgueil ; le criminel est le plus souvent incapable de se représenter le degré de souffrances qu’il inflige à autrui, et il est tenté dans sa vie de hasard et d’aventures sinistres de se considérer de souffrances qu’il inflige à autrui, et il est tenté dans sa vie de hasard et d’aventures sinistres de se considérer comme un être exceptionnel vivant en dehors des règles communes, et se dressant tout seul orgueilleusement contre la société tout entière.

Si quelque chose peut développer dans l’âme d’un homme ce double caractère, si quelque chose peut le préparer à l’insensibilité et à Porguei c’est la vie d’abandon où il est laissé ; il devient insensible, parce qu’à force d’avoir à veiller à sa propre conservation il n’a plus de loisir de se représenter la vie, la souffrance et la pensée des autres. Et il devient orgueilleux parce que, habitué à se débrouiller – passez-moi le mot – sans être aidé par personne, sans être soutenu par personne(Applaudissements à l’extrême gauche), ayant en face de lui une énorme société qui l’ignore, il se dit tout bas chaque soir, quand il a conquis son pain de fortune, quand il a trouvé son gîte de hasard : « Ce n’est pas aux autres hommes, qui ne sont pour moi que roc et pierre, que je dois ma vie ; c’est à moi-même et à moi seul ». Et il se complaît ainsi dans une sorte d’orgueil sinistre qui se prolonge quelquefois dans l’orgueil d’un crime solitairement accompli.(Applaudissements sur les mêmes bancs.) Voilà quelques-unes des causes profondes du désordre d’où sort la criminalité. Ne croyez-vous pas aussi – c’est le fait criant de chaque jour – qu’elle est développée par la croissance de cette prostitution qui se développe avec les grandes villes ?

La prostitution, elle aussi, conduit au crime par les habitudes de paresse qu’elle développe, par les habitudes de désordre. C’est de cette masse de désordre et de vice que sortent les tentations criminelles, les tentations de meurtre. Mais cette prostitution, est-ce qu’elle est recrutée seulement par le vice, par l’appétit, par la paresse, par la vanité ? Interrogez le livre qu’a publié sur les ouvrières de l’aiguille de Paris notre collègue, M. Charles Benoist.

II n’est pas suspect de parti pris en la question, il n’est pas suspect d’un esprit de système ; ni il n’adopte dans l’ordre social les conclusions socialistes, ni il n’est, je crois, sur la question de la peine de mort, d’accord avec nous. Son témoignage tout objectif, tout impersonnel, tout scientifique n’en est que plus précieux à recueillir, et la conclusion qui s’exhale de ces pages douloureuses et documentées où est retracée la vie de ces ouvrières qui, à Paris n’ont pas plus de 1 fr. 20 ou de 1 fr. 25 par jour pour des journées de travail de seize ou dix-sept heures. C’est que, pour la plupart de celles-là, une alternative se pose : être des saintes ou devenir des prostituées.(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.)

[…]

Chambre des députés, séance du 18 novembre 1908, l’intégralité des échanges est disponible ICI