Après la guerre civile en Russie, l’Italie, bientôt dirigée par Mussolini, reconstitua rapidement son réseau consulaire en URSS. L’un des consulats italiens était installé dans la ville ukrainienne de Kharkov et le personnel consulaire envoyait régulièrement à Rome  des rapports confidentiels sur la situation politique, économique ou sociale de l’Union soviétique.

On sait que ces lettres ont été lues au plus niveau du pouvoir fasciste. Elles ont été exhumées des archives italiennes par l’historien italien  Andréa Graziosi, à la fin des années 80. Par leur aspect factuel, la clarté du propos et la régularité des envois, ces lettres constituent des sources précieuses pour la connaissance de la grande famine qui ravagea  l’Ukraine en  1932-33.

La lettre que nous avons sélectionnée ici a été rédigée le 6 janvier 1933, alors que la famine sévissait  en Ukraine depuis plusieurs mois, sans toutefois avoir atteint son point culminant. Les violences générées par la faim pendant l’Holodomor sont extrêmes et se passent de tout commentaire.

 


Banditisme à Kharkov

La misère a engendré à Kharkov et dans les campagnes voisines de véritables formes de banditisme d’un genre particulier.
Il y a quelques semaines déjà, le consul polonais à Kiev avait vu dénoncés par certains petits journaux ruraux sept cas d’infanticide, provoqués par la faim. Il semble qu’il se soit carrément agi de cannibalisme ; c’est ainsi du moins que ce consul rapporta l’événement.
À Kharkov actuellement, il est dangereux de fréquenter des quartiers excentriques de nuit, et les cas de personnes dépouillées de tous leurs vêtements sont à l’ordre du jour. L’aventure est arrivée aussi au vieux médecin du consulat d’Allemagne, le Docteur Rose qui s’est retrouvé dans la tenue d’Adam ! Mais les cas de gens qui se précipitent à moitié nus la nuit aux postes de police semblent être assez fréquents. Ces épisodes sont pourtant de nature plus comique que tragique, bien qu’avec le froid qu’il fait, la chose ait souvent des conséquences très sérieuses. Mais il s’agit d’une minorité. Dans la plupart des cas, les bandits ne se contentent pas de dépouiller, ils tuent. Le matin, il n’est pas rare de trouver au marché des cadavres nus de personnes assassinées au cours de la nuit et le lit gelé de la Kharkova en exhibe tous les jours.
Plus sauvages sont les sévices que les bandits font subir aux enfants. Plus de 300 enfants ont disparu à Kharkov au cours des six dernières semaines. Le nombre a été confirmé de cent côtés, et ceci est hors de doute. Cette forme tragique de délinquance s’est répandue dans toute l’Ukraine.

J’apprends d’une personne témoin de ce fait qu’à Odessa, à côté du théâtre, une fillette a été attrapée et déshabillée à 16 heures en pleine rue par deux mégères qui se sont ensuite éloignées tranquillement, sous les yeux des passants qui firent semblant de ne pas voir.

Je connais le cas de sept garçons et filles trouvés morts rue Puškinskaja et Liebknechtskaja. Ceci, je l’ai vu. Dans la cour à côté du consulat, il y a deux semaines, on a trouvé nue, morte étranglée, une fillette d’une famille qui habite dans le voisinage. À Vinnica, on a volé l’enfant d’un gros bonnet du parti (les fils de fonctionnaires du parti ou de la GPU sont particulièrement visés, car ils sont mieux habillés). On l’а retrouvé ensuite, un matin, mort devant sa maison, les yeux arrachés et un écriteau sur la poitrine : ceci est en réponse à ce que vous nous faites subir. Même sort et même écriteau sur une fillette, fille d’un gros bonnet de Rostov, à cette seule différence près’qu’on la trouva vivante et sans yeux. Mais en général, la vengeance politique reste en dehors de ces crimes. Il s’agit toujours ou presque toujours de vols, auxquels, dit-on, on doit ajouter aussi un commerce toujours plus important de viande humaine. Les petits seraient réduits à de la chair à saucisse, et les grands serviraient de viande de boucherie ; en effet, deux cas de ce genre ont été officiellement contrôlés jusqu’à maintenant : à Odessa un médecin, ami du docteur Rose, qui trouva suspect l’aspect de la viande achetée sur le marché par des proches appela un vétérinaire. Il exclut la possibilité qu’il s’agisse de viande d’un animal quelconque, et il fut donc plus facile ensuite de conclure qu’il s’agissait de viande humaine. Ici à Kharkov le cuisinier de l’usine d’appareils électriques a été arrêté après qu’on eut découvert et constaté qu’il servait de la viande d’homme. Il se disculpa en déclarant l’avoir achetée au marché, mais il est encore en prison.
Une bande qui utilisait une jeune fille pour attirer les personnes mieux vêtues, de passage à Kharkov, aurait été arrêtée. Alors qu’il allait se coucher, un professeur a découvert un cadavre sous son propre lit. Il réussit alors à enjamber le rebord de la fenêtre, et comme la nuit était déjà avancée, à fuir, bien qu’il fût poursuivi par la bande, qui s’éclipsa après avoir commis son forfait. Elle aurait été attrapée, paraît-il, seulement plusieurs jours après. Dans la cave de la maison on trouva ensuite sept cadavres.

On parle d’un procès qui se tiendrait à huit clos contre un groupe de doctoresses-vétérinaires et certains de leurs assistants, coupables justement de trafic de viande humaine, mais jusqu’à ce jour je n’ai eu que de vagues indications à ce sujet. En tout état de cause, un procès à huit clos est en cours au théâtre Ševčenko, pendant les après-midi.
Dans les écoles, on a obligé les parents à aller chercher les enfants et il a été conseillé de les accompagner.
Avec mon très grand respect,

Le consul royal Sergio Gradenigo, Kharkov, 6 janvier 1933