Pablo Neruda [1904-1973] et Salvador Allende [1908-1973] sont probablement les deux personnalités chiliennes les plus célèbres du XXème Siècle, l’un comme géant de la poésie en langue espagnole, prix Nobel de littérature en 1971, et l’autre comme président du Chili pour sa politique de « socialisme à la chilienne » et pour sa fin tragique.
Les deux hommes étaient liés par des convictions politiques communes : Pablo Neruda était membre du Parti communiste du Chili depuis 1945 alors que Salvador Allende était membre du parti socialiste du Chili depuis sa fondation en 1933. En dehors de son activité artistique, Pablo Neruda était profondément engagé dans la politique de son pays. Sénateur en 1945, le Parti communiste pensa un moment à lui pour être candidat à la présidence de la République, en 1969, avant de renoncer en faveur de la candidature unique d’Allende qui fut finalement élu en septembre 1970. De 1970 à 1972, Pablo Neruda fut ambassadeur du Chili en France.
Les deux hommes entretiennent une relation amicale et sont sans doute liés par une admiration mutuelle. Le texte présenté est issu de l’autobiographie posthume de Neruda publiée en 1974 : « J’avoue que j’ai vécu » (« Confieso que he vivido ») ; il est situé à la toute fin de l’ouvrage. Il a été rédigé par un homme rongé par un cancer en phase terminale et dévasté par la violence du coup d’Etat que vient de subir son pays. Écrit le 14 septembre 1973, « trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende », on ne cherchera pas dans ce texte une analyse distanciée de l’action politique du président Allende, mais uniquement l’hommage rendu à un compagnon disparu auquel vous unissaient des convictions communes et une admiration mutuelle.
Allende
Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des déserts du salpêtre, des mines du charbon creusées sous la mer, des hauteurs terribles où gît le cuivre qu’extraient en un labeur inhumain les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme appelé Salvador Allende, pour qu’il réalise des réformes, prenne des mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des griffes étrangères.
Partout où je suis allé, dans les pays les plus lointains, les peuples admiraient Allende et vantaient l’extraordinaire pluralisme de notre gouvernement. Jamais, au siège des Nations unies à New York, on n’avait entendu une ovation comparable à celle que firent au président du Chili les délégués du monde entier. Dans ce pays, dans son pays, on était en train de construire, au milieu de difficultés immenses, une société vraiment équitable, élevée sur la base de notre indépendance, de notre fierté nationale, de l’héroïsme des meilleurs d’entre nous. De notre côté, du côté de la révolution chilienne, se trouvaient la constitution et la loi, la démocratie et l’espoir. […]
Allende ne fut jamais un grand orateur. Gouvernant, il ne prenait aucune décision sans consultations préalables. Il était l’incarnation de l’anti-dictateur, du démocrate respectueux des principes dans leur moindre détail. Le pays qu’il dirigeait n’était plus ce peuple novice de Balmaceda, mais une classe ouvrière puissante et bien informée. Allende était un président collectif; un homme qui, bien que n’étant pas issu des classes populaires, était un produit de leurs luttes contre la stagnation et la corruption des exploiteurs. C’est pourquoi l’oeuvre réalisée par Allende dans un temps si court est supérieure à celle de Balmaceda ; mieux, c’est la plus importante dans l’histoire du Chili. La nationalisation du cuivre fut une entreprise titanesque. Sans compter la destruction des monopoles, la réforme agraire et beaucoup d’autres objectifs menés à terme sous son gouvernement d’inspiration collective. […]
Les œuvres et les actes d’Allende, d’une valeur nationale inappréciable, exaspérèrent les ennemis de notre libération. Le symbolisme tragique de cette crise se manifeste dans le bombardement du palais du gouvernement; on n’a pas oublié la Blitzkrieg de l’aviation nazie contre des villes étrangères sans défense, espagnoles, anglaises, russes; le même crime se reproduisait au Chili ; des pilotes chiliens attaquaient en piqué le palais qui durant deux siècles avait été le centre de la vie civile du pays.
J’écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. On a fait le silence autour de son assassinat; on l’a inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à accompagner son cadavre immortel. La version des agresseurs est qu’ils l’ont découvert inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à l’étranger est différente. Aussitôt après l’attaque aérienne, les tanks – beaucoup de tanks – sont entrés en action, pour combattre un seul homme : le président de la République du Chili, Salvador Allende, qui les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur généreux, entouré de fumée et de flammes.
L’occasion était belle et il fallait en profiter. Il fallait mitrailler l’homme qui ne renoncerait pas â son devoir. Ce corps fut enterré secrètement dans un endroit quelconque. Ce cadavre qui partit vers sa tombe accompagné par une femme seule et qui portait toute la douleur du monde, cette glorieuse figure défunte s’en allait criblée, déchiquetée par les balles des mitrailleuses. Une nouvelle fois, les soldats du Chili avaient trahi leur patrie.
Supplément Pop-culture :
Neruda, film de Pablo Larrain, 2017.
Avec : Avec Luis Gnecco, Gael García Bernal, Mercedes Morán
Synopsis :
Neruda et son épouse, la peintre Delia del Carril, échouent à quitter le pays et sont alors dans l’obligation de se cacher. Il joue avec l’inspecteur, laisse volontairement des indices pour rendre cette traque encore plus dangereuse et plus intime. Dans ce jeu du chat et de la souris, Neruda voit l’occasion de se réinventer et de devenir à la fois un symbole pour la liberté et une légende littéraire.