Le suicide d’un Président de la République élu selon les règles constitutionnelles n’est pas chose fréquente. Il y a tout juste cinquante ans, le 11 septembre 1973, le suicide du président du Chili Salvador Allende, élu trois ans plus tôt et renversé par le coup d’Etat militaire du général Pinochet, a marqué l’Histoire et la mémoire collective.
Dans l’Histoire du Chili, cette mort dramatique a eu un précédent auquel le président Allende a probablement pensé au moment où il a décidé de se donner la mort : le suicide du Président José Manuel Balmaceda, le 19 septembre 1891.
Le document 2 est un texte que l’on trouve à la toute fin de l’autobiographie de Pablo Neruda, publiée à à titre posthume : « J’avoue que j’ai vécu » (Confieso que he vivido). Dans ce texte rédigé le 14 septembre 1973, trois jours après le coup d’Etat militaire et 10 jours avant la mort du poète, Pablo Neruda réagit à chaud à la mort de Salvador Allende. Il fait un parallèle intéressant entre la mort tragique de Balmaceda et celle d’Allende, 82 ans plus tard.
Le premier document présenté reproduit de larges extraits de la dernière lettre écrite par Balmaceda à son épouse, la veille de son suicide, pour expliquer sa décision ultime. Document privé à l’origine, au delà des considérations familiales, la lettre de Balmaceda met aussi en lumière le caractère éminemment politique de son suicide.
NB : pour ne pas surcharger cette présentation, d’autres commentaires ont été ajoutés à la suite du document.
Document 1 : lettre d’adieu du Président Balmaceda à son épouse , la veille de son suicide (extraits)
Santiago, le 18 septembre 1891
Ma chère Émilie :
Aujourd’hui, le mandat constitutionnel que j’ai reçu de mes concitoyens en 1886 a expiré.
J’ai dû réfléchir à ce que je ferais à partir de maintenant.
Je ne peux plus rester dans cet asile sans compromettre les propriétaires de la maison qui ont été si gentils avec moi. Si cela venait à se savoir, ce qui n’est pas improbable, mes protecteurs distingués pourraient être l’objet de déboires et de malheurs que je dois absolument éviter.
La constitution et les lois ne prévalent plus.
Ils se sont emparés du gouvernement, tout est en paix, ils parlent d’avoir agi pour le régime constitutionnel, mais seul prévaut l’arbitraire .
Deux voies se présentaient à moi : soit l’évasion, soit me présenter devant la junte, pour être jugé constitutionnellement – La première est contraire à ma dignité et à mes antécédents, et peux m’exposer au ridicule et à l’échec avec le harcèlement que je veux éviter à tout prix. J’avais accepté la seconde ; mais quand j’ai vu la persécution universelle, et qu’elle est destinée à me présenter devant la justice commune – alors que je ne peux être jugé que par le Sénat, j’ai renoncé à m’exposer à l’humiliation de la part de ceux qui ont triomphé par la force et violence.
Je suis convaincu que les sénateurs, les députés, la magistrature, les municipalités, l’armée, les amis, etc. sont persécutés, parce que mes ennemis me haïssent ou me craignent.
Ne pouvant rien faire pour eux dans ce dérèglement général, je veux leur offrir la seule chose que je puisse déjà leur donner : qui les libérera en partie des persécutions dont ils sont victimes : le sacrifice de ma personne.
Mon dévouement à la vie publique m’a fait sacrifier en grande partie mes intérêts. Maintenant, je dois t’offrir le sacrifice de ma personne, parce qu’ainsi ils ne pourront pas t’enlever la fortune qui nous reste et dont tu as tant besoin .
L’issue que je donne à la situation suspend tout droit d’ accusation – je ne peux plus être accusé devant aucun tribunal. Ne pouvant être accusé, je ne peux être condamné. Ne pouvant être condamné, il n’est pas possible selon la constitution et le code pénal de décider des actions contre mes biens qu’ils convoitent tant pour laisser mes enfants innocents dans la misère.
J’évite ainsi les accusations perverse, les vexations qui peuvent atteindre ma famille. Mes ennemis sont ivres de vengeance. […]
J’agis calmement et avec la satisfaction que mon sacrifice sauvera le bien-être futur de mes enfants. […]
Dieu les protégera. Le temps passe vite. D’ici peu, nous nous retrouverons tous dans un monde meilleur que celui que je quitte en ces heures de haine et de vengeance que je recouvre de mon oubli et de mon « sacrifice ».
J.M. Balmaceda
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Traduction proposée par Gilles Legroux
Document 2 : Pablo Neruda évoque la mort de Balmaceda et celle d’Allende
Le Chili a une longue histoire civile qui compte peu de révolutions et beaucoup de gouvernements stables, conservateurs et médiocres. De nombreux présidaillons et deux grands présidents : Balmaceda et Allende. Curieusement, l’un et l’autre sortent du même milieu: la bourgeoisie riche, qui se fait appeler chez nous «aristocratie». Hommes de principes, obstinés à rendre grand un pays amoindri par une oligarchie médiocre, ils eurent la même fin tragique. Balmaceda fut contraint au suicide parce qu’il refusait de livrer aux compagnies étrangères nos riches gisements de salpêtre. Allende fut assassiné pour avoir nationalisé l’autre richesse du sous-sol chilien : le cuivre. Dans les deux cas, les militaires pratiquèrent la curée. Les compagnies anglaises sous Balmaceda, les trusts nord-américains sous Allende, fomentèrent et soulèvements d’état-major.
Dans les deux cas, les domiciles des présidents furent mis à sac sur l’ordre de nos distingués «aristocrates». Les salons de Balmaceda furent détruits à coups de hache. La maison d’Allende, avec le progrès, fut bombardée par nos héroïques aviateurs.
Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, 1974, extrait
Commentaires
José Manuel Balmaceda [1840-1891] exerça les fonctions de Président du Chili de 1886 à 1891, jusqu’à la veille de son suicide. Représentant du parti libéral (opposé au parti conservateur), Balmaceda dirige un pays dont la vie économique, sociale et politique est dominée par l’exploitation des gisements de salpêtre, situés dans le désert d’Atacama au nord du Chili. Les fabriques exploitant le salpêtre (oficinas salitreras) sont pour l’essentiel aux mains de capitalistes britanniques, en particulier de John Thomas North, « le roi du nitrate ». Les revenus fiscaux issus de l’exportation du nitrate représentent, au temps de Balmaceda, plus de la moitié des recettes de l’Etat. Le Chili vit donc dans la dépendance de l’exploitation d’une ressource naturelle – le nitrate utilisé principalement comme engrais agricole – dont le marché est aux mains d’intérêts étrangers et fluctue en fonction de la demande internationale. Balmaceda est conscient, et il n’est pas le seul dans le pays, de cette faiblesse structurelle qui hypothèque le développement à long terme du Chili.
La présidence de Balmaceda est marquée par une politique active de travaux publics (voies ferrées, ponts, routes, bâtiments publics…) et par l’amélioration de l’éducation. Il s’agissait de jeter les bases d’un développement à long terme du Chili en réduisant la dépendance économique envers l’exportation de salpêtre.
Balmaceda doit faire face à de nombreuses oppositions politiques au Congrès, celles des conservateurs en particulier. Ses opposants accusent le Président de se comporter en dictateur. Le conflit oppose deux conceptions politiques : présidentialisme et parlementarisme. Le conflit débouche sur une guerre civile, à partir de janvier 1891. La guerre contre le Président est menée par la Marine dirigée par le capitaine de vaisseau Jorge Montt allié aux opposants politiques du Congrès. La victoire des insurgés en août 1891 conduit Balmaceda à se réfugier à l’ambassade d’Argentine puis au suicide, le lendemain de la fin légale de son mandat présidentiel, le 19 septembre 1891.
La dernière lettre écrite par Balmaceda vise à expliquer son ultime décision à son épouse et à prendre congé des siens ; cette ultime décision est aussi un acte éminemment politique. Au matin du 19 septembre 1891, vers 8 heures du matin, Balmaceda s’alllongea sur son lit et mit fin à ses jours en se tirant une balle dans la tempe. Sa dépouille fut enterrée pendant la nuit au cimetière dans un endroit tenu secret, afin d’éviter une éventuelle profanation de sa tombe par des ennemis politiques.
Dictateur pour les uns, promoteur d’une véritable politique de développement national pour les autres, José Luis Balmaceda est un des personnages les plus controversés de l’Histoire chilienne. Son suicide lui assure une place de choix dans le Panthéon des présidents du Chili, à côté d’un de ces successeurs, quelque 80 ans plus tard…
Texte original en espagnol du document 1
Santiago 18 de septiembre. De 1891
Mi querida Emilia :
Hoy ha expirado el mandato constitucional que recibí de mis conciudadanos en 1886.
He debido meditar lo que haría en adelante.
No puedo permanecer mas tiempo en este asilo, sin comprometer a los dueños de casa que tan bondadosos han sido conmigo. Si llegara a saberse, lo que no es improbable, podrían mis distinguidos amparadores ser objeto de vejaciones y desgracias que debo absolutamente evitar.
No impera la constitución ni las leyes.
Se han apoderado del gobierno, todo está en pas, hablan de que han apelado por el régimen constitucional, y solo impera le arbitrariedad.
Tenía dos caminos que tocar: o la evasión, o presentarme a la Junta, para ser juzgado constitucionalmente – Lo primero repugna a mi dignidad y antecedentes, y puedo exponerme al ridículo y al fracaso con las vejaciones que necesito à todo trance evitar . Lo segundo lo he tenido acordado; pero cuando he visto la persecución universal, y que a mi se pretende llevarme a la justicia común – cuando solo puedo ser juzgado por el Senado, he desistido de exponerme a humillaciones de parte de los que han triunfado por la fuerza y la violencia.
Tengo el convencimiento de que se persigue a los senadores, diputados, poder judicial, municipios, ejercito, amigos, etc, por lo que mis enemigos me odian o me temen.
No pudiendo hacer nada por ellos en este desquiciamiento general, quiero ofrecerles lo único que puedo ya darles: i que los 1ibrará en parte de las persecuciones de que son víctimas: el sacrificio de mi persona.
Mi consagración a la vida pública me ha hecho sacrificar en gran parte mis intereses. Necesito ahora ofrecerles a ustedes el sacrificio de mi persona porque así no podrán arrebatarles la fortuna que nos resta y de que ustedes tanto necesitan.
El desenlace que doy a la situación suspende todo derecho de acusación – ya no puedo ser acusado ante ningún tribunal. No pudiendo ser acusado, no puedo ser condenado. No pudiendo ser condenado, no se puede dentro de la constitución y del código penal deducir acciones contra mis bienes que tanto codician para dejar a mis hijos inocentes en la miseria.
Evito así acusaciones malignas, vejaciones que pueden llegar a mi familia. Estos mis enemigos están ebrios de venganza. […]
Precedo tranquilamente y con la satisfacción de que mi sacrificio salvará el bienestar futuro de mis hijos. […]
Dios los protegerá. El tiempo pasa veloz. Antes de mucho nos reuniremos todos en un mundo mejor que el que dejo en horas de odios y de venganzas que cubro con el olvido y mi « sacrificio ».
J. M. Balmaceda
Version originale en espagnol du document 2
Muchos presidentes chicos y sólo dos presidentes grandes: Balmaceda y Allende. Es curioso que los dos provinieran del mismo medio, de la burguesía adinerada, que aquí se hace llamar aristocracia. Como hombres de principios, empeñados en engrandecer un país empequeñecido por la mediocre oligarquía, los dos fueron conducidos a la muerte de la misma manera. Balmaceda fue llevado al suicidio por resistirse a entregar la riqueza salitrera a las compañías extranjeras.
Allende fue asesinado por haber nacionalizado la otra riqueza del subsuelo chileno, el cobre. En ambos casos la oligarquía chilena organizó revoluciones sangrientas. En ambos casos los militares hicieron de jauría. Las compañías inglesas en la ocasión de Balmaceda, las norteamericanas en la ocasión de Allende, fomentaron y sufragaron estos movimientos militares.
En ambos casos las casas de los presidentes fueron desvalijadas por órdenes de nuestros distinguidos «aristócratas». Los salones de Balmaceda fueron destruidos a hachazos. La casa de Allende, gracias al progreso del mundo, fue bombardeada desde el aire por nuestros heroicos aviadores.
Pablo Neruda, Confieso que he vivido, 1974
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