Au XIXème siècle, l’essor du capitalisme industriel a donné naissance à une mythologie d’un genre nouveau : celle du « self made man », entrepreneur à succès qui, parti de rien, mais à force de travail, d’initiatives et de volonté, est parvenu à fonder un empire industriel et à amasser une fortune colossale.
Ces rois de l’économie moderne sont avant tout américains : John D. Rockefeller, le « roi du pétrole » ou bien encore Andrew Carnegie, le « roi de l’acier ». John Thomas North `[1842-1896], le « roi des nitrates », citoyen britannique, est moins connu de nos jours, à part au Chili où il fut l’une des personnalités les plus puissantes et influentes du pays, grâce à l’exploitation des gisements de salpêtre, dans le dernier tiers du XIXème siècle.
En 1895, J.T North est suffisamment illustre, riche et puissant pour que le Figaro lui consacre un long article en page 1, signé par Gaston Calmette, qui fut directeur du quotidien de 1902 à sa mort en 1914. Gaston Calmette est resté célèbre pour son rôle dans l’affaire Caillaux et son assassinat par l’épouse de Joseph Caillaux.
L’article est basé pour l’essentiel sur les propos tenus par J. T North de passage à Paris, lors d’un déjeuner auquel fut convié Gaston Calmette. On peut supposer que le « roi des nitrates », se comportant en grand seigneur, paya l’addition, ce qui, tous comptes faits, lui permit d’avoir un portrait flatteur en page 1 du Figaro pour un prix relativement modique.
Le roi des nitrates (extraits)
Paris a eu pendant cinq jours, l’autre semaine, un hôte original et presque illustre, cent fois millionnaire, auquel l’Angleterre et l’Amérique ont donné le titre flatteur de «Roi des Nitrates», C’est le colonel North.
M. North est l’un des hommes les plus extraordinaires du Royaume-Uni. Citoyen anglais, ayant à Londres une installation somptueuse, il traite de pair avec plusieurs souverains et organise avec leur appui les entreprises les plus heureuses. Son activité s’étend sur tout. Brasseur à Saint-Etienne et à Paris, fabricant de ciments à Bruxelles; concessionnaire, et constructeur de tramways électriques en Egypte, ingénieur au Chili, actionnaire et propriétaire dans les deux continents, ce travailleur infatigable est recherché, consulté, écouté partout par les maîtres de la finance. Quant à son fonds de fortune, il est constitué principalement au Pérou par d’immenses terres et d’extraordinaires gisements de nitrates qui ont fait et feront peut-être pendant des siècles la richesse de milliers de gens.
Très simple, malgré tout cela, ce « Roi» d’un nouveau genre est des plus affables et des plus aimables. De taille moyenne,, l’aspect robuste, l’allure militaire, le visage haut en couleurs encadré de favoris rouges et courts qui s’arrêtent autour du menton, les yeux très bleus, les cheveux déjà clairsemés savamment ramenés sur un crâne aux tons d’ivoire, tel est le colonel North qui vient à peine d’atteindre sa cinquante-deuxième année.
̃J’ai eu le plaisir de déjeuner lundi dernier avec lui en compagnie de deux de ses amis, et j’en ai profité pour lui demander quelques détails sur les différentes étapes de cette existence qui tient de la féerie, persuadé que le public s’intéresserait au récit de l’homme extraordinaire qui, avec quelques milliers de francs, a amassé plus de cent millions.« Mon pécule était bien maigre, en effet, m’a-t-il dit, lorsque, il y a environ trente ans, j’étais simple chef d’atelier de constructions mécaniques dans la maison Fowler, à Leeds. Cette maison m’envoya, par hasard, au Pérou pour y surveiller pendant quelques semaines le montage de ses machines mais dès que je me rendis compte des ressources immenses que ce pays si peu connu et si mal connu offrait à un esprit entreprenant, je me décidai à y prolonger mon séjour à mes frais. Bien m’en a pris. […]
» Sur ces entrefaites survint la guerre entre le Chili et le Pérou, entraînant cette énorme dépréciation que subirent toutes les valeurs péruviennes, entre autres les bons de terre émis par le gouvernement pour réaliser en toute hâte quelque argent.
» Je connaissais mieux que tout autre étranger la valeur exacte de ces bons de terre, puisque je savais par mes travaux précédents et par mes voyages, que plusieurs de ces terrains contenaient de très importants gisements de nitrate. J’en achetai donc, malgré leur défaveur, des quantités considérables. Persuadé que le gouvernement chilien l’emporterait dans cette guerre, et que vainqueur, il respecterait pleinement le droit de propriété que constituaient ces titres émis par le vaincu.
« A ce même moment, la flotte chilienne, ayant besoin de chalands, s’empara dans les ports d’Iquique et de Pisagua, des navires que j’avais fait construire el les enrôla malgré mon refus sous son pavillon, me promettant en échange, en cas lion de francs garantie par les dépôts de guano des îles voisines.
» Telle était la situation tout ce que j’avais prévu arriva. Le Chili l’emporta sur le Pérou et avec la revente des guanos qu’il m’avait concédés, je réalisai un bénéfice de quatre millions de francs. Quant aux bons de terre, leur valeur centupla sur l’heure puisque tous les engagements du gouvernement vaincu furent acceptés et confirmés.
» Je fis alors une sélection de ces bons de terre afin de donner une plus vaste exploitation aux champs de nitrate qu’ils contenaient. Puis, pour assurer à jamais la fortune de cette industrie dont personne encore en Europe ne soupçonne la colossale importance et l’immense avenir, j’achetai, avec quelques amis, la majorité des actions du chemin de fer qui dessert la contrée où se trouvent les principaux gisements nitrifères. Je devenais ainsi le maître de l’avenir; et grâce à mon administration, que je qualifierai, sans orgueil, d’administration sage et intelligente, cette ligne, qui n’avait jamais donné aucun revenu, produisit dès la seconde année des bénéfices qui me permirent de distribuer un dividende de 20 à 25 % aux actionnaires !!
» Inutile d’ajouter, dit en souriant le colonel, qu’avec de tels résultats je tiens à rester longtemps encore le principal actionnaire et le président du conseil de ces chemins de fer !
Ne pouvant exploiter seul ou avec une société unique des gisements aussi vastes et aussi nombreux, j’ai constitué successivement huit sociétés dont je suis le principal actionnaire, et qui ont un capital de 200 millions. Vous devinez l’avenir de l’oeuvre entreprise après les débuts que je vous ai contés l’avenir est au nitrate et à ses produits dérivés.»
Au cours de cette conversation, que je résume de mon mieux et qui était semée d’innombrables détails de toutes sortes, je confiai au colonel North mon naïf étonnement d’avoir si peu entendu parler, en France, de cet immense commerce de nitrates, qui a justifié ainsi la création de sociétés si riches de capitaux et de profits.
« Le nitrate de soude, me répondit le grand financier, est un produit dont personne encore ne soupçonne le développement, tant ce développement sera grand. Le public sait, très vaguement, trop vaguement, que comme engrais il rend déjà d’énormes services. Votre grand chimiste français, M. Grandeau, a été des premiers à en proclamer la valeur. C’est un reconstituant pour la terre les betteraves, les pommes de terre, tous les légumes, les arbres, les blés doivent à ce produit les trois quarts de leur vie et de leur force or ; ce n’est là qu’un commencement.
» Mais on ignore généralement ses autres usages : il sert à la fabrication des explosifs ; plusieurs industries chimiques en font usage, toutes les industries en feront usage demain. Pour vous donner une idée de l’augmentation dans la consommation des nitrates de soude, je me borne à vous dire que la quantité consommée était de 214,000 tonnes en 1880 ; elle était de un million 100,000 tonnes en 1894, ce qui rapporte, au prix actuel, 230 millions de francs.
» Vous comprenez, dès lors, le légitime orgueil que je dois éprouver comme créateur de ces Sociétés si prospères ce sont mes enfants, pour ainsi dire ; je les suis avec une satisfaction toute paternelle dans leurs développements je me réjouis de leurs succès continus et de leurs incessants progrès sur les marchés du monde entier.
» Soyez-en certain : ces nitrates, dont personne ne s’occupe, dépasseront dans leur essor l’essor actuel des mines d’or. » […]
Gaston Calmette
Le Figaro, 23 avril 1895, page 1
Commentaires
Le portrait dressé par Calmette obéit à un genre de récit hagiographique nouveau, né pour l’essentiel aux Etats-Unis, qui a pour personnage central le self made man. On retrouve ici les stéréotypes qui structurent ce type de récit :
- L’homme parti de rien devenu l’un des plus riches du monde et « avec quelques milliers de francs, a amassé plus de cent millions ».
- L’entrepreneur visionnaire qui se rend compte avant les autres des immenses ressources du désert d’Atacama en nitrate et de l’usage qu’on peut en faire ; et qui, lors de la guerre du pacifique `[1879-1883] entre le Chili, le Pérou et la Bolivie fait le bon choix en pariant sur la victoire du Chili.
- Un travailleur acharné et infatigable : « brasseur à Saint-Etienne et à Paris, fabricant de ciments à Bruxelles ; concessionnaire, et constructeur de tramways électriques en Egypte, ingénieur au Chili, actionnaire et propriétaire dans les deux continents ».
Dans son article, Gaston Calmette se contente essentiellement de mettre par écrit le récit de la vie « qui tient de la féérie » du roi des nitrates, telle que celui-ci le lui a raconté (en langage actuel, on dirait storytelling). Les conditions de production du nitrate, ce qu’implique pour le Chili et les Chiliens les activités de John Thomas North, ceci n’intéresse pas le journaliste et il semble que ses connaissances sur ces sujets soient fort approximatives, par la confusion faite entre Le Pérou et le Chili.
Vu du Chili, l’histoire du nitrate et de Mr North est nettement moins « féérique »… J. T. North s’est constitué un empire du salpêtre-nitrate dans le désert d’Atacama, passé sous la souveraineté du Chili en 1883, en profitant de circonstances exceptionnelles créées par la guerre du Pacifique, et dont il fut finalement l’un des principaux bénéficiaires. Une bonne partie des gisements de salpêtre ont été acquis par North, grâce à des prêts généreux – et donc des capitaux chiliens – concédés par la banque de Valparaiso.
L’exploitation des gisements de salpêtre, à partir des années 1880, a joué un rôle déterminant dans l’histoire du Chili. C’est à cette ressource naturelle exportée que le Chili doit son insertion forte dans la mondialisation, une insertion marquée par la dépendance vis à vis d’un marché dominé par la bourse de Londres. En 1895, les recettes fiscales tirées de l’exportation du salpêtre représentent plus de 55% du budget de l’Etat chilien, faisant du Chili un Etat rentier. Enfin, on doit à l’exploitation des gisements de salpêtre du désert d’Atacama la naissance et le développement de la classe ouvrière chilienne, mais ceci est une autre histoire …
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