La mort soudaine de Joseph Staline, le 5 mars 1953, fut un événement considérable pour la société soviétique. Des dizaines de millions de soviétiques suivirent les obsèques du vieux tyran, conscients que rien ne serait plus jamais comme avant. Mais ils n’avaient pas tous le talent littéraire de Vassili Grossman [1907-1964] pour décrire ce qui se déroulait dans le pays et pour analyser la portée politique de cette disparition.
L’extrait proposé est issu d’une des dernières œuvres de Vassili Grossman, située à mi chemin entre le roman et l’essai politique, intitulé “Tout passe” et dont nous recommandons la lecture.
Avec une ironie mordante, Vassili Grossman décrit la mort soudaine de Staline comme un événement inopiné, une revanche de la liberté : « Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline”!
Vassili Grossman décrit avec brio les réactions diverses des citoyens et des citoyennes soviétiques à l’annonce de la mort de Staline. Il met aussi l’accent sur la dimension proprement religieuse du totalitarisme stalinien, brutalement mise en lumière lors des obsèques du dictateur auxquelles assistèrent des centaines de milliers de soviétiques, “dans un état de fascination, avec le sentiment mystique, chrétien ou bouddhique, de se perdre”.
La mort de Staline
Et soudain, le 5 mars 1953, Staline mourut. La mort de Staline fit littéralement irruption dans le système gigantesque de de l’enthousiasme mécanisé, de la colère populaire et de l’amour populaire décrétés par le comité de district du parti. Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu, sans instruction des organes directeurs. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. Cette liberté, cette fantaisie capricieuse de la mort contenait une sorte de dynamite qui contredisait l’essence la plus secrète de l’État. Le trouble s’empara des esprits et des cœurs.
Staline est mort ! Les uns eurent le sentiment d’un malheur. Dans certaines écoles, les maîtres forcèrent leurs élèves à se mettre à genoux, puis, s’agenouillant à leur tour et fondant en larmes, ils leur donnèrent lecture du communiqué officiel qui annonçait la mort du guide. Aux réunions qui se tinrent dans les établissements publics et dans les usines pour marquer le deuil, un grand nombre de gens furent pris d’une sorte d’hystérie. Des femmes criaient comme des démentes, éclataient en sanglots, certaines s’évanouissaient. Il était mort, le grand dieu, idole du XXe siècle et les femmes de pleurer…
D’autres eurent le sentiment d’un bonheur. La campagne, qui dépérissait sous la poigne de fer de Staline, poussa un soupir de soulagement.
Les millions hommes qui peuplaient les camps furent en liesse. Des colonnes de détenus se rendaient à leur travail dans les ténèbres du petit matin. Le rugissement de l’océan couvrait l’aboiement des chiens policiers et soudain, comme si se levait l’aurore boréale, une clameur dans les rangs: « Staline est mort! » Les dizaines de milliers d’hommes sous escorte se transmettaient la nouvelle à voix basse : « Il a crevé… crevé ! » et ce chuchotement de milliers et de milliers d’hommes grondait comme le vent. La nuit noire recouvrait la terre polaire mais la glace de l’océan était rompue et l’océan Glacial rugissait.
Hommes instruits ou travailleurs manuels, ils furent nombreux, en apprenant la nouvelle, à être partagés entre leur chagrin et le désir de danser de joie. Le désarroi avait commencé à l’instant où la radio avait donné le bulletin de santé de Staline: « Respiration de Cheyne-Stokes… urine… pouls… tension artérielle… » Le maire divinisé dévoilait soudain les misères de son corps sénile.
Saline est mort ! Il y avait dans cette mort un élément de liberté soudaine, absolument étranger à la nature de l’Etat stalinien.
Cette liberté soudaine fit frémir l’État, comme il avait frémi lors de l’attaque du 22 juin 1941.
Des millions d’hommes voulurent voir le défunt. Le jour des funérailles de Staline, non seulement Moscou mais encore les régions et les districts se ruèrent vers la Maison des syndicats. Les files de camions s’étendaient sur un grand nombre de kilomètres. Il y avait des embouteillages jusqu’à Serpoukhov et plus loin, entre Serpoukhov et Toula, la circulation fut paralysée.
Des millions de piétons marchaient vers le centre de Moscou. Des flots d’hommes, semblables à des fleuves noirs craquant dans la débâcle, se bousculaient, s’écrasaient contre des murs, tordaient et mettaient en pièces des voitures, arrachaient de leurs gonds des portes de fonte. Ce jour-là, des milliers d’hommes périrent. Le jour du couronnement du tsar qui fut marqué par la catastrophe de Khodinka (1) paraissait terne auprès du jour de la mort du jour du dieu terrestre russe, du fils grêlé du cordonnier de Gori.
On avait l’impression que les gens couraient à la mort dans un état de fascination, avec le sentiment mystique, chrétien ou bouddhique, de se perdre. On eût dit que Staline, le grand berger, rassemblait les dernières brebis égarées, excluant à titre posthume tout élément de hasard de son plan redoutable et grandiose.
Les compagnons d’armes de Staline se réunirent et lurent, en échangeant des regards, les communiqués monstrueux de la milice de Moscou et des morgues. Leur désarroi était lié au fait qu’ils éprouvaient un sentiment tout nouveau : ils n’avaient plus peur de l’inévitable colère du grand Staline. Le patron était mort.
Vassili Grossman, Tout passe, Paris, Stock, 1972 pour la première édition, extrait du chapitre 3
(1) : Tragédie de Khodinka
Supplément pop-culture :
La mort de Staline, comédie satirique réalisée par Armando Iannucci avec Steve Buscemi, Simon Russell Beale (2017).
Ce film est adapté de la bande dessinée française homonyme de Thierry Robin et Fabien Nury