Les critiques adressées à l’institution scolaire et à l’enseignement qu’elle dispense sont aussi anciennes que l’institution elle même. Elles viennent d’horizons divers :  élèves, parents, responsables politiques, experts auto-proclamés de l’éducation telle qu’il faudrait l’établir ou  telle qu’il faudra la  rétablir … Elles visent des sujets variés : le contenu des programmes et leurs inévitables arrière-pensées idéologiques, les méthodes pédagogiques, sans oublier bien sûr, l’incontournable question de l’autorité.

Les deux textes proposés ici ont la particularité d’avoir été rédigés par des artistes à des époques et dans des genres très différents, mais qui expriment tous deux une critique de l’école de leur temps.

Stefan Zweig [1881-1942], l’immense écrivain autrichien, a rédigé son autobiographie qui fut  publiée  un an après son  suicide en 1943 ; « Le monde d’hier – mémoires d’un européen » commence par une description des années de formation de l’auteur dans la Vienne impériale. Issu d’une famille de la bourgeoisie juive bien intégrée dans la bonne  société viennoise, Stefan Zweig a fréquenté l’un des meilleurs lycées de la capitale. Il en garde un très mauvais souvenir, reprochant tout à la fois  au « plan d’études » sa rigidité qui rendait  » nos heures de classe abominablement arides et sans vie », et au système scolaire d’être marqué par « ce manque d’amour humain » qui créait entre les élèves et leurs professeurs comme une barrière infranchissable.

école ennuiLe second texte proposé sont les paroles d’une chanson intitulé « le cancre ». Composé par l’auteur-compositeur  Leny Escudero [1932-2015], « le cancre » est un des titres de l’album « le voyage » sorti en 1974.  Né en Espagne de parents républicains espagnols exilés en France à partir de 1939, Leny Escudero est un chanteur engagé à gauche, engagement  qu’il n’a jamais renié.

La chanson, par  son titre et par son contenu, est directement inspiré du poème de Jacques Prévert qui porte le même nom. Mais elle doit aussi  être replacée  dans  le contexte de l’après-mai 68, qui est un moment fort de la remise en cause de l’enseignement traditionnel. Leny Escudero dessine ici  le portrait sensible et  émouvant d’un cancre, élève rêveur et inadapté à un système scolaire conçu pour  « les vrais intelligents, vous savez ceux qui sont toujours au premier rang » et qui rêve au fond de la classe de programmes scolaires qui parleraient « un peu d’aujourd’hui, de demain ».

 


L’école au siècle passé (à la fin du XIXème siècle…)

Ce que  nous imposait l’ancienne pédagogie, c’était un apprentissage morne et glacé, non pas pour la vie, mais pour lui même.  Et le seul moment de vrai bonheur que je doive à l’école, c’est le jour où je fermai pour toujours sa porte derrière moi.

Non qu’en elles-mêmes nos écoles autrichiennes eussent été mauvaises. Au contraire, ce qu’on appelait le « plan d’études » avait été soigneusement élaboré après un siècle d’expériences, et s’il nous avait été enseigné de manière à nous stimuler, ce programme aurait pu constituer la base d’une culture fructueuse et assez universelle. Mais c’est justement le respect rigoureux du « plan » et la schématisation desséchante qu’il entraînait qui rendaient nos heures de classe abominablement arides et sans vie ; l’école était une froide machine à enseigner, jamais réglée sur l’individu et n’indiquant qu’à la manière d’un distributeur automatique – par les mentions « bien », « passable », « insuffisant » – dans quelle mesure nous avions satisfait aux « exigences » du plan d’études. Ce manque d’amour humain, cette froide impersonnalité et ce régime de caserne nous aigrissaient à notre insu. Nous devions apprendre et réciter nos leçons ; en huit ans, jamais un professeur ne nous a demandé ce que nous désirions personnellement étudier, et nous étions totalement privés de ces encouragements si stimulants auxquels aspirent en secret tous les jeunes gens. […]

Nos maîtres n’étaient pas responsables eux non plus, de ce régime affligeant. Ils n’étaient ni bons ni méchants, ce n’étaient ni des tyrans ni des camarades secourables, mais de pauvres diables qui, asservis au schéma, au plan d’études prescrit par les autorités, devaient s’acquitter de leur « pensum » comme nous du nôtre et – nous le sentions très bien – ils étaient  aussi heureux que nous quand à midi, retentissait la cloche qui leur rendait, comme à nous-mêmes la  liberté. Ils ne nous aimaient pas, ils ne nous haïssaient pas, et comment l’auraient-ils pu puisqu’ils ne s savaient rien de nous? Au bout de quelques années, ils ne connaissaient le nom que d’une minorité d’entre nous; dans l’esprit des méthodes d’alors, ils  devaient avoir pour seul souci d’établir le nombre de fautes que l’élève avait faites dans son dernier devoir. Ils étaient installés sur leur chaire surélevée,  nous étions en bas, ils nous interrogeaient, nous  devions répondre, là se bornaient nos relations. Car  entre le maître et ses élèves, entre la chaire et les  bancs, entre le haut et le bas – séparations bien  visibles – il y avait l’invisible barrière de « l’autorité », qui empêchait tout contact. Qu’un maître eût à considérer l’écolier comme un individu, ce qui exigeait qu’on s’enquît de ses qualités particulières, ou  qu’il eût à rédiger sur lui, comme aujourd’hui cela va de soi, des « rapports », c’est-à-dire des synthèses de  ses observations, cela, à l’époque, eût dépassé de beaucoup ses attributions comme ses aptitudes ;  d’autre part, une conversation particulière eût compromis son autorité en nous plaçant trop, nous, les  « écoliers », au même niveau que lui, notre « supérieur ».  Rien ne me paraît plus caractéristique de  cette absence totale de relations  intellectuelles et spirituelles entre nous que le fait que j’ai oublié tous les noms  et tous les visages de nos maîtres. Ma mémoire conserve encore avec une netteté photographique l’image de la chaire et du journal de classe sur lequel nous cherchions toujours à loucher parce que nos notes y  étaient consignées; je vois le petite calepin rouge où était indiqué notre classement, et le crayon noir et court qui inscrivait les chiffres, je vois mes propres cahiers semés de corrections du maître à l’encre rouge, mais je ne vois plus un seul de leurs visages – peut être parce que nous tenions toujours devant eux le regard baissé ou indifférent.

Stefan Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un européen, New York 1943 pour la 1ère édition extrait du chapitre 3

 


Le Cancre

Je vis tout seul au fond d’la classe
Je dis je vis mais pas vraiment
J’ai pas d’cervelle, j’ai que d’la crasse
Faut s’faire tout p’tit, petitement
Et pendant que les purs, les vrais intelligents
Vous savez ceux qui sont toujours au premier rang
Pendant qu’ils vivent la vie des autres
La vie des bons auteurs, la vie des douze apôtres
Moi j’vis la mienne, et vive le naufrage
Moi j’vis la mienne, et vive le voyage

Un bout d’soleil tombé du ciel au creux d’ma main
Et je voyage
Un chant d’oiseau qui s’est perdu parc’que personne l’a entendu
Et je voyage

Bouche fermée, les bras croisés, les yeux levés écoutez bien têtes incultes
Le bon savoir, le vrai savoir, le seul savoir et vous serez de bon adultes

Et mon frère corbeau à l’autre bout du champ
Chante pour lui tout seul la chanson du printemps

Le professeur m’a dit que j’étais intelligent, mais pas comme il le faudrait,
C’est pas d’la bonne intelligence

Je suis ce qu’on ne doit pas faire
L’exemple à ne pas retenir
Qui rit quand il faudrait se taire
Et mon avenir, j’ai pas d’avenir
Et pendant que les autres font des sciences naturelles
Moi je pense à Margot, Margot, qui est si belle
Qui ne sait rien du tout, ni d’Iena, ni d’Arcole
Mais qui a la peau douce et douce la parole
Qui se fout du génie
Et vive le naufrage
Et qui aime la vie
Et vive le voyage

Un grand loup bleu danse dans ses yeux quand je le veux
Et je voyage
Puis il me mord au creux des reins c’était hier je m’en souviens
Et je voyage

Apprendre à lire et à écrire, pour moi aussi c’est important
Mais après pour lire quoi, écrire quoi, ce qui les arrange les grands
Le jour de ma naissance, je suis venu dans le tumulte
Sans doute pour m’avertir que je venais dans un monde occupé par les adultes
Ca s’rait bien l’école, si au lieu de toujours parler d’hier
On nous parlait un peu d’aujourd’hui, de demain
Mais d’quoi j’me mêle moi, j’y connais rien
Pourtant j’ai l’impression que j’apprendrais mieux
Ce qui me touche un peu, ce que j’aime bien
C’est peut-être pour demain, qu’est-ce que ça s’ra chouette

Vous avez entendu, il faut qu’je parte, la cloche à sonné
Composition d’histoire, j’aurais dû réviser
Et moi j’suis là à parler, j’perds mon temps oui
Vous savez peut-être, il y a eu un coup d’Etat au Chili
On y assassine pour un non, pour un oui
Au Portugal, il y en a eu un aussi
Au petit matin, c’était la fin de la nuit
Et il paraît qu’en Espagne, on recommence à chanter dans les rues
Mais je n’suis sûr de rien, j’ai seulement entendu dire
Ah, il faut qu’je parte la cloche à sonné
Ah, composition d’histoire et j’ai encore oublié
Et pourtant c’est facile, et puis c’est important
Mais.. Mais j’m’en rappelle jamais la date de la bataille de
Marignan
Mais je sais qu’c’est facile, mais j’ai encore oublié, ah merde !
Dimanche j’vais encore être collé
Mais pourtant c’est facile, et puis c’est important, la date de la bataille
De Marignan
C’est ça qu’y est important, la date de la bataille de Marignan

Le cancre , Leny Escudéro, 1974