En 1715, meurt Louis XIV, après un interminable règne de 72 ans. L’événement a été relaté par plusieurs témoins dont voici l’un des plus précis, le marquis de Dangeau (1638-1720) qui, à la différence de Saint-Simon, est un ami proche du roi. Quand la santé du roi a commencé à décliner, le marquis de Dangeau, conscient de l’importance de l’instant, commença à rédiger un mémoire particulier dont le style diffère de son journal habituel. Confié au Mercure galant, le texte se perdit avant qu’une copie ne tombe entre les mains d’un proche du prince Eugène de Savoie.

Les extraits choisis permettent de décrire la lente agonie publique du roi qui n’en oublie pas ses devoirs de chrétien. Ils illustrent enfin la célèbre formule « Le roi est mort ! Vive le roi », avec la formation d’un cortège d’hommages vers le jeune Louis XV, sitôt la mort de son aïeul annoncée.


Dimanche 25 août 1715 à minuit, dans mon appartement au château de Versailles au deuxième étage de l’Aile du Midi

Je sors du plus grand, du plus touchant et du plus héroïque spectacle que les hommes puissent jamais voir. 11 y a plus de deux mois que la santé du roi commençait à s’affaiblir et qu’on s’en apercevait ; mais comme il agissait à son ordinaire, qu’il se promenait, allait à la chasse et faisait des revues de ses troupes, je n’en mets le commencement qu’au mercredi 14 août, parce que la veille il donna audience de congé à l’ambassadeur de Perse et se tint debout pendant toute l’audience et quoique dès le soir il avança d’une heure celle de son souper, qui n’était jamais qu’à dix heures, il ne paraissait pas assez malade pour qu’on pût craindre pour sa vie.

Dès le samedi 10, qu’il revint de Marly, il était si abattu et si faible, qu’il eut peine à aller, le soir, de son cabinet à son prie-Dieu ; et le lundi qu’il prit médecine et voulut souper à son grand couvert, à dix heures, suivant sa coutume, et ne se coucher qu’à minuit, il me parut en se déshabillant un homme mort. Jamais le dépérissement d’un corps vigoureux n’est venu avec une précipitation semblable à la maigreur dont il était devenu en peu de temps ; il semblait, à voir son corps nu, qu’on en avait fait fondre les chairs.

Hier samedi 24 août, qui était le onzième jour de la maladie du roi, Sa Majesté soupa en public dans sa chambre à coucher, comme elle avait fait depuis le mardi 13 du même mois, elle se trouva plus mal, et ayant eu une assez grande faiblesse âpres souper, Sa Majesté demanda à se confesser, et le fut sur les onze heures du soir mais ayant un peu dormi ce matin. Sa Majesté s’est trouvé encore assez de force et de courage pour faire entrer le public à son dîner. Comme c’est aujourd’hui là Saint-Louis, qui est le jour de sa fête les tambours sont venus lui donner des aubades. Elle les a fait avancer sous son balcon pour les entendre mieux, parce que son lit en est assez reculé et les vingt-quatre violons et les hautbois ont joué pendant son dîner, dans son antichambre, dont il a fait ouvrir la porte pour les entendre mieux. La petite musique, qu’il avait coutume depuis quelque temps d’entendre sur le soir chez madame de Maintenon et depuis très peu de jours dans sa chambre, était prête à y entrer sur les sept heures du soir, quand Sa Majesté, qui s’était endormie, se réveilla avec un pouls fort mauvais et une absence d’esprit qui effraya les médecins et qui fit résoudre à lui donner sur-le-champ le viatique, au lieu que S. M. avait la veille, en se confessant, déterminé d’entendre la messe à minuit et d’y communier. Le roi, revenu de l’embarras qu’il eut dans l’esprit près d’un quart d’heure après son réveil et craignant de retomber dans un pareil état, pensa lui- même qu’il devait recevoir le viatique sans attendre plus longtemps, et comptant de ce moment qu’il lui restait peu d’heures a vivre, il agit et donna ordre à tout comme un homme qui va mourir, mais avec une fermeté, une présence d’esprit et une grandeur d’âme dont il n’y a jamais eu d’exemple. Le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, accompagné de deux aumôniers de quartier et du curé de la paroisse de Versailles, ont apporté le viatique et les saintes huiles, un peu avant huit heures, par le degré dérobé par lequel on entre dans les cabinets de Sa Majesté ; et cela s’est fait avec tant de précipitation que cette pieuse et triste fonction devait être faite avec plus de décoration pour le moindre citoyen. Il n’y avait que sept ou huit flambeaux, portés par les frotteurs du château et par deux laquais du premier médecin et un laquais de madame de Maintenon. Le cardinal de Rohan portait Notre-Seigneur, et le curé les saintes huiles. M. le duc d’Orléans et ceux des princes du sang qui ont été assez tôt avertis ont accompagné Notre-Seigneur et, pendant qu’on l’alla querir, toutes les princesses et leurs dames d’honneur sont venues par les derrières dans l’appartement du roi, où les grands officiers de sa maison se sont rendus aussi. Il n’y est point entré d’autres personnes. Les prières pour le viatique et les cérémonies de l’extrême-onction ont duré plus d’une demi-heure. Les princes et les officiers de la maison qui se sont trouvés les plus proches de la chambre du rai y sont entrés pendant tout ce temps-là  mais les princesses sont demeurées dans le cabinet du Conseil. […]

Lundi 26 août, après dîner et au soir

Il ne s’est rien passé la nuit dernière de considérable. Tous ceux que j’ai nommés hier au soir, et encore quelques autres ayant les entrées, comme le duc de Bouillon, grand chambellan de France le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, et le maréchal d’Harcourt, capitaine des gardes du corps, se sont rendus entre neuf ou dix heures du matin dans les cabinets du roi, et peu de temps après toutes les princesses; la grande galerie et l’appartement de S. M. étant remplis comme hier au soir de quantité de seigneurs et de gens de considération qui n’ont point les entrées.

Sur les dix heures on a pansé la jambe du roi, dans laquelle on lui a donné plusieurs coups de lancette et fait des incisions jusqu’à l’os ; et comme on a trouvé que la gangrène gagnait jusque-là, il n’y a plus eu lieu de douter, même à ceux qui auraient le plus voulu se flatter, qu’elle vient du dedans et qu’on ne peut y apporter aucun remède. Madame de Maintenon était seule dans la chambre et à genoux au pied du lit pendant qu’on pansait Sa Majesté, qui l’a priée d’en sortir et de n’y plus revenir, parce que sa présence l’attendrissait trop. Elle n’a pas laisse d’y revenir après la messe; mais après ce pansement le roi lui a dit que puisqu’il n’y avait plus de remède, il demandait au moins qu’on le laissât mourir en repos.

A midi, Sa Majesté a fait entrer le petit Dauphin dans sa chambre, et après l’avoir embrassé il lui a dit: «Mignon, « vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela. que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre, c’est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné en cela. J’ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale application soit de soulager vos sujets. Profitez de la bonne éducation que madame la duchesse de Ventadour vous donne, obéissez-lui, et suivez aussi pour bien servir Dieu les conseils du P. le Tellier, que je vous donne pour confesseur […]. Après quoi, il a encore embrassé le Dauphin par deux fois, et en fondant en larmes il lui a donné sa bénédiction. Le petit prince, mené par la duchesse de Ventadour, sa gouvernante, en est sorti en pleurant, et ce tendre spectacle nous a tiré des larmes à tous.

Un moment après le roi a envoyé quérir le duc du Maine et le comte de Toulouse, et leur a parlé la porte fermée. Il a fait la môme chose avec le duc d’Orléans, qu’on a été quérir dans son appartement, oit il était retourné; et dans le moment que ce prince sortait de la chambre, Sa Majesté l’a rappelé jusqu’à deux fois. A midi et demi, le roi a entendu la messe dans sa chambre avec la même attention qu’il a accoutumé de l’entendre le jour qu’il a pris médecine, les yeux toujours ouverts, en priant Dieu avec une ferveur surprenante. […]

Il faut avoir vu les derniers moments de ce grand roi pour croire la fermeté chrétienne et héroïque avec laquelle il a soutenu les approches d’une mort qu’il savait prochaine et inévitable. Il n’y a eu aucun moment, depuis hier au soir huit heures, où il n’ait fait quelque action illustre, pieuse et héroïque non point comme ces anciens Romains qui ont affecté de braver la mort mais avec une manière naturelle et simple comme les actions qu’il avait le plus accoutumé de faire, ne parlant à chacun que des choses dont il convenait de lui parler, et avec une éloquence juste et précise qu’il a eue toute sa vie et qui semble s’être encore augmentée dans ses derniers moments. […]

Sur les deux heures, madame de Maintenon étant seule dans la chambre du roi, Sa Majesté a fait venir M. le chancelier, et lui a fait ouvrir des cassettes dont il a fait brûler par le chancelier partie des papiers et lui a donné ses ordres sur les autres, avec là même présence et la même tranquillité d’esprit qu’il avait accoutumé de les lui donner dans ses conseils. Ce travail dura environ deux heure. Il a fait encore venir sur les six heures M. le chancelier, madame de Maintenon présente, et a travaillé environ une demi-heure avec lui. […] 1l a dit le soir à madame de Maintenon « J’ai toujours ouï dire qu’il est difficile de mourir; pour moi, qui suis sur le point de ce moment si redoutable aux hommes, je ne trouve pas que cela soit difficile. » Il n’y a certainement point d’exemple qu’aucun homme ait envisagé la mort pendant un long temps avec un sang-froid et une fermeté semblables. […]

Vendredi, à minuit, 30 août.

Le roi a été toute la journée dans un assoupissement presque continuel et n’ayant quasi plus que la connaissance animale. Son confesseur, qui ne l’a point quitté, n’en a pu rien tirer de toute l’après-dinée. On a levé ce soir l’appareil, à l’heure ordinaire; on a trouvé la jambe aussi pourrie que s’il y avait six mois qu’il fut mort, et l’enflure de la gangrène au genou et dans toute la cuisse. Cependant ce prince est ne avec une constitution si bonne et un tempérament si fort qu’il combat encore contre la mort.

Dimanche 1er septembre 1715

Le roi est mort ce matin, à huit heures un quart et demi, et il a rendu l’Ame sans aucun effort, comme une chandelle qui s’éteint. La nuit s’était passée sans aucune connaissance. Aussitôt qu’il a expiré, le duc d’Orléans est allé avec tous les princes du sang saluer le jeune roi, et dès que cet enfant a entendu le traiter de Sire et de Majesté, il a fondu en larmes et en sanglots, sans qu’on lui eût dit que le roi fût mort.

Quand les princes du sang sont sortis, ce qui s’est trouvé là de seigneurs et de principaux courtisans sont entrés pêle-mêle, et M. le duc d’Orléans en les présentant, lui a dit « Voilà, Sire, les seigneurs et les principaux de votre cour, » en sorte que la prétention de quelques ducs, tant agitée depuis que le roi est malade, de marcher en corps et à la tête de la noblesse s’est évanouie, la noblesse leur ayant refusé d’aller avec eux sans que ce ne fût pêlemêle  et sans que les ducs eussent un rang distingué à leur tête. Le chancelier est ensuite venu avec quelques conseillers d’État assurer le roi de leur obéissance. Peu de temps après, le duc du Maine, général des Suisses, en a présenté les chefs, ainsi de quelques autres. Le premier président du parlement et les avocats généraux sont venus prendre l’ordre du duc d’Orléans pour l’ouverture du testament, etc. 

Mémoire sur la mort de Louis XIV par Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau (1638-1720), Paris, 1858, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, Libraires, extrait pages 13-32

Le texte est accessible sur Gallica.

 

 

Représentation de l’endroit où a été déposé le corps de Louis quatorze roy de France dans l’Eglise de S.t Denis le 9 septembre 1715. Estampe de 1715 (Paris, Maillot)

 

Marche et Convoy funèbre de Louis le Grand, Roy de France et de Navarre de Versailles à S.t-Denis. Estampes (Paris, Chiquet), 1701-1788