Dans l’entre -deux guerres, de nombreux intellectuels européens se rendirent dans la patrie des Soviets, fascinés par cette expérience politique radicalement nouvelle ; et c’est ainsi que  le récit de voyage en URSS devint presque un genre littéraire en soi.

Stefan Zweig [1881¬1942], écrivain polyglotte et grand voyageur, n’échappa à cette mode et se rendit en Russie soviétique pendant une quinzaine de jours, en septembre 1928. Nous sommes à la toute fin de la NEP, Staline est déjà l’homme fort du pays mais il n’est pas encore le tyran accompli qui terrorise son peuple qu’il deviendra bientôt, dans les années 30. Stefan Zweig est  sans doute reçu comme un invité de marque puisque, grâce à l’influence de Maxime Gorki, nombre de ses nouvelles sont traduites en russe.

Stefan Zweig a donc tiré de ce périple  entre  Moscou et Saint-Petersbourg un récit de voyage intitulé simplement : « Voyage en Russie ». Il relate ce qu’il a vu, ou ce qu’on a bien voulu lui montrer,  avec une certaine bienveillance  et s’abstient de porter des jugements tranchés sur la « Russie nouvelle ».

L’extrait que nous présentons relate la visite que Stefan Zweig a faite, au cours de son séjour à Moscou, sur la place Rouge et en particulier  au mausolée de Lénine. La décision d’embaumer Lénine et de construire un mausolée pour abriter la dépouille du père de la Révolution soviétique fut prise au plus haut niveau politique en  janvier 1924, dès la mort de Lénine.

Avec sa finesse d’analyse habituelle, Stefan Zweig a d’emblée saisi la dimension religieuse de ce culte rendu à Lénine, et au delà, de la tournure  religieuse qu’est en train de prendre le  communisme russe,  et il fait le parallèle avec la dévotion traditionnelle des Russes orthodoxes, car  « c’est une seule et  même foi, et l’on a consciemment voulu  qu’il  en soit ainsi pour que la force de croyance  intacte et incassable du peuple russe  se transmette avec une parfaite sûreté du symbole au symbole, du Christ à Lénine, du  Dieu du peuple au mythe du peuple-dieu, seul à être  juste et gouvernant ».

Culte du corps embaumé  de Lénine,  culte modernisé  des Saints et des reliques ; en attendant le culte rendu au vivant petit père des peuples, Staline…


L’ancien et le nouveau sanctuaire

Ils  sont à quarante pas l’un de l’autre, l’ancien et le nouveau sanctuaires de Moscou, l’icône de la Vierge d’Iverie et le tombeau de Lénine. La vieille icône noircie par la fumée se tient, insouciante, comme elle le fait depuis d’innombrables années, dans une petite chapelle située entre les deux accès du portail qui donne sur la place Rouge. Autrefois des légions innombrables venaient en pèlerinage avant de se prosterner devant ce portrait pour quelques minutes de prière, d’allumer quelques cierges pieux, d’adresser une prière à la Miraculeuse. On trouve désormais à côté avertissement du nouveau gouvernement : « La religion est l’opium du peuple ». Et pourtant l’ancien sanctuaire du peuple est resté intact, l’accès est autorisé à tout le monde et continue effectivement à voir quelques petites vieilles agenouillées ou allongées sur les pierres pour prier – les dernières adeptes de la Miraculeuse, du fond de leur vieux et de leurs vieilles convictions.
   Quelques-unes, mais pas beaucoup, car la vraie foule, la masse réelle fait, elle, le pèlerinage du sanctuaire nouvellement édifié, le tombeau de Lénine. Alignés sur une file qui décrit six ou sept méandres, les gens font la queue, paysans, soldats, femmes du peuple, villageoises portant leurs enfants sur le bras, marchands, matelots – tout un peuple venu de l’infini monde russe et qui veut voir encore une fois à la lumière artificielle de la vie son chef frappé par le destin. Elles se tiennent là patiemment, ces centaines, ces milliers de personnes, alignées devant le bâtiment en bois caucasien rouge très simple. symétrique, rappelant un peu une boîte et dépourvu de toute décoration, si ce n’est les cinq lettres LENIN disposées comme des étoiles. On devine qu’agit ici la même piété de ce même peuple fanatiquement religieux qui, de l’autre côté, se jette au sol devant le portrait de la Madone, si ce n’est qu’une main habile, d’un geste sec et énergique, l’a  retourné  du religieux vers le social -la vénération du chef plutôt que le service des saints. Et pourtant au plus profond c’est une seule et  même foi, et l’on a consciemment voulu  qu’il  en soit ainsi pour que la force de croyance  intacte et incassable du peuple russe  se transmette avec une parfaite sûreté du symbole au symbole, du Christ à Lénine, du  Dieu du peuple au mythe du peuple-dieu, seul à être  juste et gouvernant. […]
Ce n’est pas pour nous que cette exposition a été imaginée, nous dont toute l’esthétique résiste à ce masque mortuaire auquel on redonne sans cesse des couleurs polychromes, mais pour un  peuple qui a cru pendant des siècles que ses saints n’étaient pas soumis à la loi terrestre de la décomposition et que le fait de toucher leur corps était une source de miracles et de présages ; là encore, fort de l’instinct infaillible qu’il a pour l’effet produit sur les masses, le nouveau gouvernement s’est appuyé sur ce qu’il y a de plus antique, et donc de plus efficace, au sein du peuple russe. Il a très justement senti que, du fait même que la doctrine marxiste est en soi objective, non mystique, logique et absolument pas poétique, on devait à temps la transformer en mythe et l’emplir de toute la ferveur du religieux. Ainsi, au bout de dix ans, ils ont déjà transformé leurs leaders politiques en légendes, leurs morts en martyrs, leur idéologie en religion, et il n’y a peut-être aucun endroit où cette tactique psychologique se fasse sentir d’une manière plus concrète que dans ces lieux de pèlerinage qui se situent ) quarante pas l’un de l’autre et sont pourtant séparés par des infinités intellectuelles : la chapelle de la Vierge d’Iverie et la crypte funéraire de Lénine. […]
Stefan Zweig, Voyage en Russie, 1928, extraits