Taras Hryhorovytch Chevtchenko (Тарас Григорьевич Шевченко) (1814 -1861) est un poète, peintre, ethnographe et humaniste ukrainien et certainement la personnalité la plus connue en Ukraine.

Taras est né dans une famille de paysans serfs habitant au sud de Kyiv. Devenu orphelin à l’âge de 11 ans, il se révèle très tôt doué pour le dessin et les arts en général. En 1829, il devient serviteur chez un seigneur, le Comte Engelhardt qui perçoit très vite ses talents. Ce dernier décide de l’envoyer à l’Université de Vilnius suivre les cours du peintre Jan Rustem. Puis, en 1831, il part à Saint Pétersbourg poursuivre son apprentissage durant 4 ans chez le peintre Shiriaev. Repéré par des artistes, ces derniers s’organisent pour racheter sa liberté, moyennant 2500 roubles (rappelons que le servage ne sera aboli qu’en 1861). Devenu libre à l’âge de 24 ans, Taras Chevtchenko s’inscrit à l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg en 1838 et y fait ses études sous la direction de Karl Briullov. En 1840, il publie son premier recueil de poèmes intitulé “Kobzar” (Le Barde) qui fait forte impression auprès du public. Le titre est inspiré par le kobzar, barde itinérant traditionnel ukrainien ou roumain.

Auteur de poèmes considérés comme politiquement subversifs, membre d’une société secrète slavophile voulant libérer l’Ukraine de la domination russe, Chevtchenko est exilé en 1850. Il reste surveillé par la police jusqu’à sa mort en 1861, mais ne cesse jamais d’écrire ou de peintre pour autant.

Ses poèmes ont été traduits en français, notamment par Eugène Guillevic dans les années 60. Parmi les trois proposés, Le Caucase rédigé en 1845, très long, démontre un caractère contemporain indéniable.


 

Je ne vais pas mal, Dieu merci (1858)

Je ne vais pas mal, Dieu merci,

Mes yeux y voient encore un peu,

Le cœur attend. Il me fait mal,

Le cœur pleure et ne s’endort pas,

Ainsi qu’un enfant mal nourri.

Tu attends, sans doute, mon cœur,

Des temps durs ; n’attends rien de bon.

Pas la liberté désirée.

Elle dort. Le tsar Nicolas

L’a mise en sommeil et, crois-moi,

Cette chétive liberté

Pour la réveiller tout d’abord,

Il faut nous mettre tous ensemble

À tremper la tête de hache,

À tous aiguiser son tranchant,

Ensuite seulement nous mettre

À la réveiller. Autrement,

La pauvre, elle devra dormir

Et jusqu’au Jugement dernier.

Tous ce que pourront les seigneurs

Ils le feront pour la bercer.

Ils en élèveront des temples !

En élèveront des palais !

Ils aimeront leur tsar ivrogne

Et le glorifieront ainsi

Que son régime byzantin –

C’est cela qui nous attendrait.


Le testament

Quand je mourrai, enterrez-moi
Dans une tombe au milieu de la steppe
De ma chère Ukraine,
De façon que je puisse voir l’étendue des champs,
Le Dniéper et ses rochers,
Que je puisse entendre
Son mugissement puissant.

Et quand il emportera de l’Ukraine
Vers la mer bleue
Le sang des ennemis, alors
Je quitterai les prairies et les montagnes
Et m’envolerai
Vers Dieu lui-même
Pour lui offrir mes prières
Mais jusque-là
Je ne connais pas de Dieu !

Enterrez-moi et debout !
Brisez vos fers,
Et arrosez du sang impur des ennemis
La liberté !
Puis, dans la grande famille,
La famille nouvelle et libre,
N’oubliez pas d’accorder à ma mémoire
Une bonne parole !


Le Caucase (1845)

À mon ami très cher Jacob de Balmain

Qui changera ma tête en fontaine
et mes yeux en source de larmes
que je pleure jour et nuit les tués ?…
(Jérémie, 9,1)

Un massif montagneux entouré de nuages,
Tout couvert de chagrin, tout arrosé de sang.

Depuis les temps immémoriaux
Un aigle y châtie Prométhée,
Chaque jour lui frappe les côtes,
Chaque jour lui brise le cœur.
Il le brise mais ne peut boire
Le sang vivant — le cœur revit
Et de nouveau se met à rire.
Notre âme ne peut pas mourir,
La liberté ne meurt jamais.
Même l’insatiable ne peut
Pas labourer le fond des mers,
Pas enchaîner l’âme vivante,
Non plus la parole vivante,
Diffamer la gloire de Dieu,
Du Dieu très grand.

Ce n’est pas nous qui discuterons avec toi,
Ce n’est pas nous qui jugerons de tes affaires.
Il nous faut seulement pleurer, pleurer, pleurer,
Il ne faut que pétrir notre pain quotidien
Et la sueur mêlée à du sang et des larmes.
Notre vérité dort, on dirait qu’elle est ivre,
Et pendant ce temps-là nos bourreaux nous maltraitent.

Quand se réveillera-t-elle ?
Quand iras-Tu te reposer,
Dieu fatigué, nous laissant vivre ?
Nous croyons en Ta force, Ô Dieu,
Et nous croyons en Ton esprit.
La vérité se lèvera !
La liberté se lèvera !
Tous les langages te loueront
Pour tous les siècles à venir.
Mais les rivières pour l’instant
Coulent toutes pleines de sang.

Un massif montagneux entouré de nuages,
Tout couvert de chagrin, tout arrosé de sang.

C’est là-bas que Nous, le Clément,
Avons surpris la liberté
Qui vivait nue et affamée
Et nous la pourchassons là-bas.
Beaucoup de soldats y sont morts.
Combien de pleurs ? Combien de sang ?
Tous les empereurs, leurs enfants,
On pourrait tous les abreuver,
Les noyer dans les pleurs des veuves.
Et que de pleurs de jeunes filles
Dans le secret des nuits coulèrent
Et de chaudes larmes de mères
Et celles sanglantes des pères,
Des vieux ; ce ne sont pas des fleuves.
C’est une mer déjà qui monte,
S’étale et brûle. Oh ! gloire ! gloire !
Aux lévriers, à nos piqueurs,
Aux chiens, à nos pères les tsars,
Gloire !
À vous aussi, montagnes bleues
Et toutes couvertes de glace.
Gloire à vous, ô grands chevaliers,
Vous que Dieu n’a pas oubliés.
Luttez ; vous vaincrez ; Dieu vous aide !
Avec vous sont la vérité,
La liberté sacrée, la gloire !
Aussi bien le morceau de pain
Que la hutte dans la montagne,
Tout est à toi, tout est à toi !
Cela tu ne l’as pas mendié,
Cela ne te fut pas donné,
Personne qui puisse prétendre
Que cela n’est pas à toi,
Et qui te jette dans les fers.
C’est tout le contraire chez nous.
Parce que nous sommes instruits,
Que nous lisons les livres saints,
Que de la plus sombre prison
Jusqu’au plus élevé des trônes
Chacun de nous est couvert d’or
Et pourtant misérable et nu.
Venez donc apprendre chez nous !
Vous apprendrez, vous connaîtrez
Le prix du pain, celui du sel.
Nous sommes chrétiens, nous avons
Et des temples et des écoles,
Nous avons tout ce qui est bien
Et Dieu, Dieu lui-même est à nous.
Il n’y a pour nous agacer
Que votre hutte ; aussi, pourquoi
Est-elle à vous ? Serait-ce pas
Que nous vous l’avons octroyée ?
Pourquoi ne vous jette-t-on pas
Votre pain comme on jette aux chiens ?
Et pourquoi donc n’avez-vous pas
L’obligation de nous payer
Pour le soleil qui vous éclaire ?
Nous ne voulons rien que cela,
Nous ne sommes pas des païens,
Mais de véritables chrétiens.
Nous nous contentons de si peu…
Si vous deveniez nos amis,
Vous apprendriez bien des choses ;
Nous avons bien assez de place
Pour tous ; rien que la Sibérie,
Pensez quel immense pays ?
Et combien de prisons, de gens,
Mais à quoi bon, pourquoi compter ?
Du moldave jusqu’au finnois,
On se tait dans toutes les langues ;
Car partout chez nous l’on prospère
Et chez nous le moine dévot
Lit la Sainte Bible, il enseigne
Que jadis il y eut un tsar
Qui gardait les cochons et prit
Pour femme celle d’un ami
Qu’il fit tuer auparavant.
Ce tsar est au ciel, voyez donc
Par quelle sorte de mérite
On peut gagner le paradis.
Vous êtes encore ignorants,
Vous ne connaissez pas encore
La civilisation chrétienne
Telle qu’on la trouve chez nous.
Apprenez-la… voici la loi :
« Pille et vole car ainsi
« Tu verras le paradis. »
Si tu veux tu peux emmener
Aussi bien toute ta famille.
Nous pouvons tout faire ; écoutez :
Les étoiles nous les comptons,
Nous cultivons le sarrazin,
Les Français nous les dénigrons,
Nous nous occupons de commerce,
Au jeu de cartes nous perdons
Des hommes bien sûr… pas des nègres…
Nos semblables et baptisés,
Mais évidemment des gens simples.
Nous ne sommes pas espagnols;
Dieu, ah ! Garde-nous d’acquérir
Des biens volés…
Nous respectons la loi,
Celle que l’apôtre enseignait,
Qui nous dit : aimez votre frère.
— Vous, dénigreurs, vous, hypocrites,
Ah ! Vous que Dieu maudit,
Ce que vous aimez c’est la peau
Et non l’âme de votre frère.
Et vous pillez selon la loi :
Pour votre fille une pelisse,
Pour votre bâtard un magot,
Pour votre épouse des pantoufles,
Pour vous le plaisir clandestin
Dont l’existence est ignorée
Par votre épouse et vos enfants.

Si tu t’es laissé crucifier,
C’est pour qui, Jésus, fils de Dieu ?
Est-ce que c’est pour nous, les bons,
Pour la vérité ? Ou peut-être
Pour que nous nous moquions de toi ?
Hélas ! Il en est bien ainsi.
Oui, les temples et les chapelles,
Les icônes, les chandeliers,
La fumée de la myrrhe et puis
Les adorations inlassables.
Tout cela devant Ton image !
Ils prient pour le vol, pour la guerre,
Pour le sang ; ils prient pour encore
Répandre le sang fraternel.
Ensuite ils te feront le don
D’un linceul qu’ils auront volé
Au beau milieu de l’incendie.

Puisque nous sommes éclairés,
Nous voulons éclairer les autres,
Montrer aux enfants ignorants
Le soleil de la vérité.
Tu comprends ! Nous montrerons tout.
Laissez-nous seulement vous prendre
Dans nos mains, vous apprendrez tout !

Comment construire des prisons,
Forger des chaînes, les porter,
Comment tresser des fouets noueux.
Vous apprendrez tout ; seulement
Donnez-nous vos montagnes bleues,
Puisque nous vous avons déjà
Enlevé la plaine et la mer.

Pour toi donc l’exil à ton tour, mon seul ami,
Mon bon Jacob. Ce n’est certes pas pour l’Ukraine
Mais c’est pour son bourreau que tu répands ton sang.
Tu as dû boire le calice moscovite,
Le poison moscovite il t’a fallu le boire.
Mon bon ami Jacob, inoubliable ami,
Que ton âme toujours vive dans notre Ukraine :
Vole au-dessus des berges avec les Cosaques,
Cherche les tombes remuées parmi la steppe,
Verse de tristes larmes avec les Cosaques.
Attends-moi dans la steppe à mon retour d’exil.

En attendant cet heureux jour,
Mes pensées, ma peine féroce,
Je les sèmerai ; qu’elles croissent,
Qu’elles causent avec le vent.
Et le vent doux de notre Ukraine
Avec la rosée portera
Mes pensées au loin jusqu’à toi.
Ami, tu les accueilleras,
Pleurant des larmes fraternelles,
À voix basse tu les liras,
Tu te souviendras de la steppe,
Et des tombes et de la mer
Et tu te souviendras de moi.

Pour aller plus loin :

  • Étienne Forestier-Peyrat À l’Orient de tout : orientalisme et nationalisme dans l’Ukraine du XIXème siècle, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 2010/1 (N° 31), pages 109 à 126, disponible ICI
  • Jean-Claude Marcadé Le panfuturiste ukrainien Sémenko,Poésie2015/1 (N° 151), pages 33 à 37, disponible ICI
  • Taras Chevtchenko, figure adulée de la nation ukrainienne, 23 février 2022, France Culture, disponible ICI