L’extrait du texte ci-dessous a été rédigé en russe en 1897 par l’immense écrivain Léon Tolstoï (1828-1910). La traduction en français a été publiée en 1900 dans La Revue blanche. Fondée en décembre 1899 en Belgique puis publiée en France à  de 1891 à 1903, La revue Blanche est une revue littéraire, artistique et politique  de sensibilité anarchiste à laquelle de nombreux intellectuels et artistes français et étrangers ont apporté leur contribution.

Dans cet article intitulé « À propos du testament de Nobel » , Tolstoï réagit à la création du prix Nobel de la Paix, à la suite du décès  d’Alfred Nobel. L’écrivain du chef d’oeuvre « Guerre et paix » est un ardent pacifiste et il fait de cette tribune un plaidoyer pour l’objection de conscience, en prenant la défense de la Communauté chrétienne russe des doukhobors du Caucase, persécutés pour avoir refusé le service militaire.

Le refus absolu de porter les armes et de faire la guerre est justifié ici  par la foi et la pratique du christianisme. Un pacifisme absolu qui n’est finalement pas très éloigné de celui des anarchistes.  En un temps où la conscription obligatoire et universelle  tend à devenir la norme dans presque toutes les armées européennes, voilà une position iconoclaste et éminemment subversive d’un homme qui ne fut pas prophète en son pays.

 


Tolstoï dénonce l’hypocrisie des discours de paix de son temps :

 […] « Tous parlent pour la paix : les prêtres et les pasteurs la prônent dans leurs églises ; les sociétés de paix, dans leurs réunions ; les écrivains, dans les livres et dans les journaux, et les représentants des gouvernements dans leurs discours, toasts et déclarations de toutes sortes ; tous parlent et écrivent pour la paix, mais personne n’y croit et ne peut y croire, parce que les mêmes prêtres et pasteurs qui aujourd’hui prêchent contre la guerre, demain béniront les drapeaux et les canons, féliciteront les troupes, et glorifieront leurs chefs. Les membres des sociétés de la paix, leurs orateurs, ceux qui écrivent contre la guerre, dès que viendra leur tour, se replaceront tranquillement sous les drapeaux, prêts à l’assassinat. Les empereurs et les rois qui, hier, déclaraient bruyamment ne penser qu’à la paix, le jour suivant exercent leurs troupes à l’assassinat et s’enorgueillissent l’un devant l’autre de leurs régiments armés pour le meurtre. » […]

Au vu des événements de  l’été 14, on ne peut guère lui donner tort…


À propos du testament de Nobel

J’ai lu dans les journaux suédois, que, par testament, Nobel a institué un prix en argent à décerner à la personne dont la propagande en faveur de la paix aura été le plus efficace.

Je crois que les hommes qui ont agi dans ce sens, ne l’ont fait que pour servir Dieu. Conférer à leur acte un caractère lucratif ne peut que leur être désagréable : c’est pourquoi il semble que cette clause du testament de Nobel ne puisse être strictement réalisée, en ce qui les concerne ; mais je crois qu’on satisferait à l’esprit du testament en donnant cet argent aux familles de ces hommes qui ont travaillé et travaillent pour la paix et, de ce fait, se trouvent dans la situation la plus pénible et la plus cruelle : je parle des familles des doukhobors du Caucase qui, au nombre actuel de 4.000 âmes, depuis trois années déjà subissent de la part du gouvernement russe les traitements les plus pénibles parce que tels de leurs membres ont refusé de servir dans l’armée active ou dans la réserve.

Trente-deux de ces hommes, après un séjour aux bataillons disciplinaires, où deux sont morts, ont été déportés dans la région la plus malsaine de la Sibérie, et près de trois cents souffrent dans les prisons du Caucase et de la Russie.

L’incompatibilité du service militaire avec la pratique du christianisme a toujours été évidente aux vrais chrétiens, et a maintes fois été avouée par eux ; mais toujours les sophistes de l’Église qui sont au service des autorités se sont ingéniés à étouffer ces voix, afin que les simples ne voient pas cette incompatibilité, et que, ne la voyant pas et continuant à se tenir pour chrétiens, ils entrent au service militaire et obéissent à l’autorité des gens qui les dresseront à l’assassinat.

Mais cette incompatibilité entre la profession du christianisme et la participation à l’œuvre militaire apparaît plus clairement, d’année en année, de jour en jour, et elle est arrivée au dernier degré de tension : tandis que, d’un côté, l’union et la communion des peuples chrétiens deviennent de plus en plus étroites, de l’autre, les mêmes peuples, dans un but réciproque d’hostilité ploient sous le fardeau toujours plus lourd de leurs armements.

Tous parlent pour la paix : les prêtres et les pasteurs la prônent dans leurs églises ; les sociétés de paix, dans leurs réunions ; les écrivains, dans les livres et dans les journaux, et les représentants des gouvernements dans leurs discours, toasts et déclarations de toutes sortes ; tous parlent et écrivent pour la paix, mais personne n’y croit et ne peut y croire, parce que les mêmes prêtres et pasteurs qui aujourd’hui prêchent contre la guerre, demain béniront les drapeaux et les canons, féliciteront les troupes, et glorifieront leurs chefs. Les membres des sociétés de la paix, leurs orateurs, ceux qui écrivent contre la guerre, dès que viendra leur tour, se replaceront tranquillement sous les drapeaux, prêts à l’assassinat. Les empereurs et les rois qui, hier, déclaraient bruyamment ne penser qu’à la paix, le jour suivant exercent leurs troupes à l’assassinat et s’enorgueillissent l’un devant l’autre de leurs régiments armés pour le meurtre ; c’est pourquoi, parmi ce mensonge général, la voix nette des hommes qui, voulant la paix, témoignent de leur amour pour elle non seulement par des paroles mais encore par des actes, ne peut pas ne pas être entendue. Ces hommes disent : « Nous sommes chrétiens, c’est pourquoi nous ne pouvons consentir à être des assassins ; vous pouvez nous tuer, nous martyriser ; nous persisterons à ne pas être des meurtriers, parce que le meurtre est contraire à ce même christianisme que vous professez. »

Ces paroles sont très simples, et bien qu’elles ne soient pas neuves et qu’il semble superflu de les répéter, ces paroles, cependant, dites dans notre temps et dans les conditions où se trouvent les doukhobors, ont une grande importance : elles montrent une fois de plus au monde le moyen simple, indiscutable, unique de rétablir la vraie paix. Il y a longtemps que ce moyen a été donné par Christ, mais les hommes s’évertuent à en chercher d’autres, feignant d’avoir oublié celui-là, — qui consiste tout simplement à ne pas faire ce que nous trouvons honteux, à n’être pas les esclaves soumis des professionnels de l’assassinat.

Mais, outre qu’il est simple, ce moyen a encore pour lui d’être indiscutablement efficace. Toutes les méthodes « pacifiques » sont incertaines, — toutes sauf celle qui consiste, pour un chrétien, à déclarer, ce dont personne n’a jamais douté, qu’il n’est pas licite à un chrétien d’être un assassin. Il faut que le chrétien prenne conscience d’une vérité qu’il ne peut pas méconnaître et alors existera entre les chrétiens la paix éternelle et inviolable.

Tant que les chrétiens reconnaîtront la possibilité de prendre part au service militaire, il y aura des armées soumises à la puissance des gouvernements, et s’il y a des armées soumises aux gouvernements, il y aura des guerres. Je sais que ce moyen date de bien loin, qu’il fut employé par ces anciens chrétiens, que les Romains, pour ce motif, persécutèrent, par les quakers, les ménonites, les nazaréens, mais il ne le fut jamais si fréquemment et surtout si consciencieusement que maintenant en Autriche, en Prusse, en Suisse et en Hollande, où, même dans les églises, les pasteurs prêchent le refus du service militaire, et en Russie où, malgré ruses, perfidies et cruautés, le gouvernement ne put briser la décision du petit nombre d’hommes qui vivent de la vie chrétienne. […]

Léon Tolstoï, texte écrit en russe en 1897 , traduit et publié en français dans La revue blanche, Tome XXI, 1900, extrait p. 434-436

 

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illustration de Toulouse-Lautrec -1895