La résistance des catholiques à la dictature de Pinochet au Chili , à partir du coup d’état du 11 septembre 1973, est un fait bien connu. Cependant, la mémoire collective a surtout retenu le rôle des hommes, laissant relativement dans l’ombre l’action pourtant essentielle des femmes. Cette carence historiographique a été en partie comblée par le film « Au nom de tous mes frères » et par le livre « Des femmes contre Pinochet » de l’historien Samuel Laurent Xu.
Le texte que nous présentons est issu de cet ouvrage et nous le publions avec l’accord de Samuel Laurent Xu. Il a été écrit par une religieuse dominicaine française Odile Loubet (1931-2010) installée au Chili depuis 1964. D’une foi exigente, elle choisit de vivre dans un quartier populaire de Santiago, partageant ainsi la vie des plus pauvres. C’est donc aux premières loges qu’elle vit le coup d’état du 11 septembre 1973, les quartiers populaires ayant été une cible privilégiée de la violence des militaires.
C’est à ce moment là qu’Odile Loubet commence à écrire des carnets intimes dont sont issus les extraits ci-dessous et qui constituent la source centrale de l’ouvrage de Samuel Laurent Xu. Les deux premiers extraits traduisent bien le désarroi et « l’angoisse mortelle » vécus par les Chiliens et les Chiliennes face à un événement politique inimaginable.
Le dernier extrait évoque un fait bien connu : l’abandon au fil de l’eau du río Mapocho des chiliens assassinés par les militaires. La réaction de sœur Odile est à la fois un geste d’humanité et un premier acte de résistance civile.
« Une belle journée, ce 11 septembre 1973. Un beau soleil avait surgi déjà et brillait au-dessus des Andes. Tout à coup, on entendit une très forte détonation, ou une explosion ? Je suis sortie immédiatement dans le jardin du fond, une voisine fit de même et nous nous sommes demandées, curieuses, ce que cela pouvait être. Ne voyant rien ni d’un côté, ni de l’autre, nous sommes rentrées de nouveau. Profitant de la présence d’un homme, je lui ai demandé ce que ce bruit pouvait être, mais lui non plus n’en avait aucune idée, “mais, nous dit-il, je crois que le coup d’État est proche, il paraît que la Marine s’est révoltée hier soir à Valparaíso” ! L’incertitude commençait. Qu’allait-être ce coup d’État ? […] J’ai continué mon chemin me demandant encore une fois si c’était le jour, le jour du coup d’État que l’on attendait d’un moment à l’autre. Plus loin déjà, je sentais quelque chose de drôle dans l’ambiance. […] Le coup d’État battait son plein, une junte militaire était en train de poser un ultimatum à Allende. Plusieurs radios transmettaient déjà les premiers communiqués avec les ordres des militaires. […] C’était un désarroi sans nom ! Que fallait-il faire ? Rester chez soi ? Aller aider ? Mais où ? À qui ? À quoi ? Les gens revenaient aussi, sans savoir non plus que penser. On entendait et voyait les avions qui survolaient la ville. Le reste, le bombardement de “La Moneda”, la lutte dans les rues du centre de la ville, dans les quartiers d’usines, tout ça a été raconté, filmé, vu. Ce que je vais raconter, c’est ce que nous avons vécu nous autres ». […]
Extrait du carnet N°1 d’Odile Loubet, p.1-3
« Mais que de doutes, que d’hésitations ! Allende mort ! C’était comme si on avait tué quelqu’un de très cher, un père presque, un homme qui avait su donner de l’espoir à tout un peuple, et ce peuple se trouvait tout à coup orphelin, et ce peuple ne voulait pas y croire, ne pouvait pas y croire. Au Chili, faire une chose pareille, c’était impossible. Ce n’est que peu à peu, et après avoir vu bien des choses, que les Chiliens, que le peuple s’est convaincu que, oui, Allende était bien mort. Le suicide ? Personne n’y croyait ! L’assassinat, oui cela pouvait être possible. Et une angoisse mortelle s’est emparée des pauvres, des petits. Si on avait fait ça avec le chef, que ne ferait-on pas avec eux »! […]
Carnet n°1, p.6
« Le lendemain matin, je suis sortie immédiatement, me dirigeant directement vers le Mapocho. J’étais décidée à voir mais en même temps j’avais peur de voir. […] Et puis, là, tout à coup, qu’est-ce que c’est dans l’eau, oui, là, là ! Mon cœur était paralysé, mon cœur me faisait mal, il ne voulait pas croire ce qu’il voyait là. Comment dire l’horreur de ces quelques minutes, c’était le premier contact avec la guerre, avec le mal, avec le péché. C’était la révolte en moi, une révolte sourde qui grondait. […] Le mort était maintenant là, à mes pieds. Et je le regardais. Mon cœur était froid, était vide et je regardais hébétée ce que j’avais devant moi. Un jeune homme, je lui donnais 25 ans pas plus, les cheveux courts, les yeux grand ouverts, mais qui ne reflétaient pas la peur, ils étaient seulement grand ouverts, ils regardaient le ciel à travers l’eau ! Les pieds étaient accrochés sur le gravier, ils étaient presque hors de l’eau tout près du bord. J’ai essayé de prier, mais j’avais le cœur sec. Que pouvais-je dire ? Un simple : “Recevez-le Seigneur dans votre gloire ! Pardonnez les autres !”. Je ne pouvais élaborer une prière plus longue. C’était plus fort que moi. J’avais eu un choc. Un choc qui se renouvellerait chaque fois et qui finirait par me rendre malade. […] Nous avons parlé longuement tout en rentrant à la maison. J’avais faim après une promenade pareille, mais j’avais du mal à manger ; je voyais devant moi cet homme jeune dans l’eau qui regardait le ciel ! Comment, comment cela était-il possible ? Mais si on avait liquidé Allende de la façon si brutale qui nous avait coupé le souffle pourquoi ne pas utiliser cette même force brute pour un petit inconnu dont la faute avait été peut-être d’avoir aimé le gouvernement d’Allende ? »
Carnet n°1, p.26-29, 50-58
Extrait de Samuel Laurent Xu, Des femmes contre Pinochet, éditions Karthala, 2023