À la fin du XIXème siècle, les partis politiques et les syndicats disposent d’un nouveau moyen de propagande, en apparence très modeste, mais particulièrement efficace : les papillons imprimés. De taille modeste, ces petites vignettes sont de taille carrée ou rectangulaire le plus souvent, et sur lesquelles sont imprimés essentiellement des slogans, illustrés ou non.  Elles ont deux buts : promouvoir un parti ou ses idées ou, à l’inverse, dénigrer le plus souvent de façon virulente et caricaturale, le camp adverse.

Dans les années 30, ces petits papillons sont à la mode chez les lycéens qui se mettent à les collectionner, et qui, par ce biais font entrer la politique et ses extrêmes dans les établissements scolaires. Face à cette situation, Jean Zay rédige une première circulaire en 1936.

Les extraits que nous vous proposons proviennent du témoignage paru en 1986 dans la Revue Vingtième siècle d’un certain Bernard Aumont, fasciné à l’époque par ces papillons qu’il collectionne avec ferveur, quitte à fréquenter sans recul les ligues d’extrême droite les plus virulentes. Son témoignage est éclairant également quant à la place des adultes (et surtout des parents) dans ce contexte. Les papillons qui suivent sont issus de sa collection.


Extrait n°1 : la politique, un thème de discussion entre lycéens

Nous sommes en 1935. J’ai 14 ans. J’appartiens à une famille dite bourgeoise du huitième arrondissement de Paris. Mes parents sont abonnés au Figaro et mon père achète Gringoire et candide en complément. Ils défendent les institutions, le respect de la loi, de l’autorité. Pour eux, les choses sont relativement simples : il y a les bons et les autres. Les bons ont fait Verdun, ils travaillent ou ils s’installent. Les autres discutent, ils cherchent du travail, sont utopistes, dangereux. Toujours très occupés, mes parents ont peu de contacts avec leurs enfants et ne cherchent pas à établir de véritables relations, suivant ainsi un comportement d’époque de leur classe.

Tel est le contexte dans lequel je me trouve. Je suis en troisième au lycée Condorcet. Dans un même esprit de simplicité, je distingue les études et le reste. Les études représentent le devoir, l’exigence, la nécessité, le reste est considéré comme du temps perdu et pourtant, le reste, c’est aussi la transgression, dont les attraits se présentent à tout bout de champ. Alors, mes camarades et moi, nous transgressons n’importe quoi, n’importe comment, avec cette conscience de l’âge qui fait oser sans raison valable. Je ne sais pourquoi, je me trouve toujours où il faut quand il y a du chahut. Jamais en peine pour raconter des histoires, je me suis fait une sorte de clientèle qui ne me laisse aucun répit à chaque récréation. Clientèle variée, avec bons et mauvais élèves, plutôt fidèle, exclusive, composée pratiquement de tous ceux qui ont besoin de rêver, de se dégager de la monotonie quotidienne.

Les allers et retours du domicile au lycée se font deux fois par jour, à pied : vingt minutes de trajet, ce qui est suffisant pour qu’il arrive des événements. Avec ceux qui habitent le quartier, on se fixe des lieux de rencontre pour ne pas faire le chemin seul et l’on s’accompagne et se raccompagne « un petit bout », parlant sans cesse, de tout et de rien, des potins du lycée, des professeurs, de filles, du cinéma et, avec certains, de politique.

L’un d’entre nous est Action française, un militant-type. Il me fait l’effet d’être obsédé mais sa façon de parler de Maurice Pujo ou de Léon Daudet, comme s’il les connaissait personnellement, m’en impose. Un autre est d’abord anticommuniste : il pique des crises à chaque fois que nous passons devant un mur sur lequel sont dessinés à la craie la faucille et le marteau. […]

Extrait n°2 : une chasse porteuse de violences

[…] Ceux qui se disent de gauche bénéficient d’une aura particulière, parce qu’ils s’entourent de mystère. Ils ont l’habitude de ne pas répondre directement aux questions qu’on leur pose sur leurs activités politiques. Ils vont à des réunions sans dire où elles ont lieu. Je m’aperçois qu’il existe une camaraderie implicite entre des élèves appartenant à un même parti de gauche alors qu’ils ne sont pas dans la même classe, ce qui en soi est tout à fait inhabituel.

Pour aller au lycée, donc, nous prenons la rue La Boétie, la rue de la Pépinière ou le boulevard Haussmann et, malgré leur régularité, ces trajets ne sont jamais semblables.

En mai 1935, il y a les élections. Sur les panneaux de bois des affiches vantent comme toujours les incomparables mérites de chaque candidat. C’est banal, mais ce qu’il y a de nouveau et tout à fait spécifique de l’époque, ces affiches sont couvertes de « papillons », petites vignettes encollées d’un coup de salive rapidement étalée permet de fixer partout où elles peuvent être vues et lues : sur les affiches, bien sûr, mais aussi sur les murs, les arbres, les vitrines, les autos, les colonnes Morris, et même dans le dos de ceux qui portent un ciré noir, l’imperméable à la mode, parce que le papillon y adhère bien […]

Tous ces papillons colorés que l’on voit de plus en plus ne nous laissent pas indifférents. Un coup de canif rageur les lacère quand ils expriment une contre-vérité et, sur les murs, beaucoup sont abîmés.

Un jour c’est justement boulevard Haussmann, l’un d’entre nous se met à décoller un papillon sur une affiche électorale. Pour quelles raisons ? Je ne sais pas, mais la suite de ce petit incident est pour moi décisive. Un garçon d’une vingtaine d’années se précipite sur mon camarade en hurlant : « tu vas remettre ça tout de suite », montrant le cercle de couleur différente laissé sur l’affiche par l’ancienne place du papillon. Un instant d’hésitation et c’est la bagarre, quatre petits contre un grand. Le malheureux flic de service qui garde les affiches n’a pas eu le temps de réagir que déjà l’un d’entre nous saigne fortement du nez, le grand a disparu et les passants font cercle autour de nous. […]

Au bout de quelques semaines, nous sommes plusieurs, dans ma classe, à collectionner ces papillons de tous bords.[…]

Extrait n°3 : chercher les papillons à la source

Ce troisième extrait débute après un incident et une arrestation liée aux papillons. Embarqué dans un panier à salade, Bernard Aumont est finalement récupéré au poste de police par son père qui lui fait la leçon. Pour autant, Bernard ne renonce pas à sa quête …

[…] De ce jour, ma collection se fait clandestine, tout au moins à domicile. Des papillons, il m’en faut toujours plus. Les difficultés pour en obtenir de nouveaux, des rares, augmentent avec le nombre déjà acquis. Pourquoi ne pas aller directement aux sources, aux sièges même des partis politiques ? Par des amis qui militent je me fais d’abord accompagner. Je me propose de coller des papillons dans le quartier, à condition que je puisse choisir parmi les paquets qu’ils me présentent. Cette technique n’est pas bien efficace car elle ne me procure que quelques échantillons de papillons, en plus elle demande beaucoup de temps. Mais elle offre l’énorme avantage de me familiariser avec les différents partis politiques. Je la maintiens donc au moins pour un temps.

Rue de Bucarest par exemple, chez les Francistes, je suis reçu par un groupe d’hommes en chemises bleues, avec bottes et culottes de cheval. Pour commencer, on me demande d’adhérer aurait (ce dont je n’ai aucunement l’intention), on veut des preuves de ma bonne volonté. Avec les Camelots du roi, c’est différent : ils me proposent un marché. Je dois commencer par vendre, tous les soirs pendant un mois, le Courrier du Comte de Paris et ensuite seulement je pourrais coller des papillons. Aux Jeunesses patriotes, ils m’offrent à boire mais ils manquent de tout : de journaux, de tracts et même de papillons ! […]

 

Source : Bernard Aumont « Témoignages. la chasse aux papillons à Paris en 1935 », Revue Vingtième Siècle. Revue d’histoire,  année 1986,  11,  pp. 21-40. L’intégralité du témoignage est disponible ICI

 

 

Exemples de papillons diffusés dans les années 30