En 1897, Émile Zola [1840-1902] est un auteur reconnu. Après avoir échoué au baccalauréat et sans qualification, Émile Zola devient employé aux écritures aux docks de la douane en avril 1860. Il démissionne au bout de deux mois et connaît une longue période de chômage, difficile moralement et financièrement. En mars 1862, Louis Hachette l’embauche comme commis dans sa librairie. En parallèle, il est naturalisé français le . Employé efficace, reconnu et apprécié, il finit par occuper un emploi équivalent à celui d’attaché de presse.

Enfin, à partir de 1863, Zola collabore épisodiquement, puis régulièrement aux rubriques  de différents journaux où il livre diverses critiques et opinions, moyens pour lui de  faire (re)connaitre sa plume. Profitant de sa nouvelle situation, il noue des relations avec de nombreux artistes et écrivains et se fait une place dans les rubriques littéraires de la presse. Prenant la défense de peintres refusés au salon, comme Manet, il se construit une réputation de critique d’avant-garde.  En 1867, il publie son premier roman naturaliste : Thérèse Raquin, qui fait scandale.  En 1871, Zola publie la Fortune des Rougon, premier volume du cycle des Rougon-Macquart, composé de 20 volumes rédigés en 25 ans.

Lorsqu’éclate l’affaire Dreyfus en 1894, Zola s’engage en faveur du capitaine, choqué par l’antisémitisme qui s’exprime alors, et convaincu de son innocence par Auguste Scheurer-Kestner. Après plusieurs publications refusées par le Figaro, il publie plusieurs brochures dont celle-ci de 13 pages adressée à la jeunesse, le 14 décembre 1897, quelques semaines avant « J’accuse »


[…] Ah, quand j’étais jeune moi-même, je l’ai vu, le Quartier latin, tout frémissant des fières passions de la jeunesse, l’amour de la liberté, la haine de la force brutale, qui écrase les cerveaux et comprime les âmes. Je l’ai vu, sous l’Empire, faisant son œuvre brave d’opposition, injuste même parfois, mais toujours dans un excès de libre émancipation humaine. Il sifflait les auteurs agréables aux Tuileries, il malmenait les professeurs dont l’enseignement lui semblait louche, il se levait contre quiconque se montrait pour les ténèbres et pour la tyrannie. En lui brûlait le foyer sacré de la belle folie des vingt ans, lorsque toutes les espérances sont des réalités, et que demain apparaît comme le sûr triomphe de la Cité parfaite.

Et, si l’on remontait plus haut, dans cette histoire des passions nobles, qui ont soulevé la jeunesse des écoles, toujours on la verrait s’indigner sous l’injustice, frémir et se lever pour les humbles, les abandonnés, les persécutés, contre les féroces et les puissants. Elle a manifesté en faveur des peuples opprimés, elle a été pour la Pologne, pour la Grèce, elle a pris la défense de tous ceux qui souffraient, qui agonisaient sous la brutalité d’une foule ou d’un despote. Quand on disait que le Quartier latin s’embrasait, on pouvait être certain qu’il y avait derrière quelque flambée de juvénile justice, insoucieuse des ménagements, faisant d’enthousiasme une œuvre du cœur. Et quelle spontanéité alors, quel fleuve débordé coulant par les rues !

[…] Je sais bien que les quelques jeunes gens qui manifestent ne sont pas toute la jeunesse, et qu’une centaine de tapageurs, dans la rue, font plus de bruit que dix mille travailleurs, studieusement enfermés chez eux. Mais les cent tapageurs ne sont-ils pas déjà de trop, et quel symptôme affligeant qu’un pareil mouvement, si restreint qu’il soit, puisse à cette heure se produire au Quartier latin !

Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés ? Quelle tristesse, quelle inquiétude, pour le vingtième siècle qui va s’ouvrir ! Cent ans après la Déclaration des droits de l’homme, cent ans après l’acte suprême de tolérance et d’émancipation, on en revient aux guerres de religion, au plus odieux et au plus sot des fanatismes ! Et encore cela se comprend chez certains hommes qui jouent leur rôle, qui ont une attitude à garder et une ambition vorace à satisfaire. Mais, chez des jeunes gens, chez ceux qui naissent et qui poussent pour cet épanouissement de tous les droits et de toutes les libertés, dont nous avons rêvé que resplendirait le prochain siècle ! Ils sont les ouvriers attendus, et voilà déjà qu’ils se déclarent antisémites, c’est-à-dire qu’ils commenceront le siècle en massacrant tous les juifs, parce que ce sont des concitoyens d’une autre race et d’une autre loi ! Une belle entrée en jouissance, pour la Cité de nos rêves, la Cité d’égalité et de fraternité ! Si la jeunesse en était vraiment là, ce serait à sangloter, à nier tout espoir et tout bonheur humain.

Ô jeunesse, jeunesse ! Je t’en supplie, songe à la grande besogne qui t’attend. Tu es l’ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d’équité, posés par le siècle finissant. Nous, les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre enquête, beaucoup de contradictions et d’obscurités peut-être, mais à coup sûr l’effort le plus passionné que jamais siècle ait fait vers la lumière, les documents les plus honnêtes et les plus solides, les fondements mêmes de ce vaste édifice de la science que tu dois continuer à bâtir pour ton honneur et pour ton bonheur. Et nous ne te demandons que d’être encore plus généreuse, plus libre d’esprit, de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton effort mis entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de joie, sous l’éclatant soleil. Et nous te céderons fraternellement la place, heureux de disparaître et de nous reposer de notre part de tâche accomplie, dans le bon sommeil de la mort, si nous savons que tu nous continues et que tu réalises nos rêves.

Jeunesse, jeunesse ! Souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout. […]

Émile Zola Lettre à la jeunesse, Paris, Fasquelle, 1897, extraits