L’attaque du Hamas perpétrée le vendredi 7 octobre 2023 a généré nombre de commentaires divers et variés ; Si la très grande majorité a condamné sans réserve cette attaque qui a fait, pour le moment (12/10/2023), près de 1200 morts côté israélien, elle a aussi suscité de la part de certains un soutien sans faille au nom de la lutte palestinienne, d’autres n’hésitant pas à appeler à l’Intifada et à légitimer plus ou moins directement l’action terroriste. Alors que la gauche en général condamne sans réserve les méthodes d’actions violentes et directes, l’extrême-gauche a vu depuis le XIXème siècle un courant qui prône le terrorisme comme étant le seul moyen d’action susceptible de parvenir à ses fins. Parmi ces théoriciens se trouve Karl Heinzen considéré comme « le père » conceptuel du terrorisme contemporain, dont l’influence se fait encore sentir dans une partie de l’extrême-gauche européenne en général et française en particulier.
Karl Peter Heinzen ( Grevenbroich – Boston) est un radical démocrate allemand. Très tôt, Heinzein affiche son opposition aux règles de vie commune au point de se faire expulser de l’université de Bonn en 1829, après deux années d’études de médecine. Après une malheureuse tentative professionnelle (il devient fonctionnaire et travaille huit ans dans l’administration prussienne des impôts), Heinzein rompt avec l’ordre social et sa famille et il s’enfuit en Belgique en 1844. il ne tarde pas à faire la connaissance de Freiligrath à Bruxelles, puis de Fröbel et Ruge en Suisse où il publie une revue, Die Opposition et une série de brochures républicaines. Ses écrits anti-communistes, anarchistes, lui valent très vite des attaques de Marx et d’Engels en 1847. Heinzen finit par quitter l’Europe et s’installe aux États-Unis où il exerce une activité de journaliste.
Heinzen est surtout connu pour avoir théorisé en 1848 la première doctrine cohérente du terrorisme dans son essai « Der Mord » (« Le meurtre »). Faisant l’apologie du terrorisme, Heinzen va au-delà du tyrannicide et justifie de prendre la population pour cible légitime. Les extraits choisis, qui font par ailleurs le lien avec la période de la Terreur, reviennent sur son raisonnement qui, à plus d’un titre, font froid dans le dos.
Nous devons appeler un chat un chat. La vérité doit jaillir qu’elle soit terrible ou agréable, qu’elle revête la blanche robe de la paix ou celle rouge de la guerre. Soyons francs et honnêtes, rejetons le voile et exprimons clairement quelle est la leçon qui nous est administrée chaque jour par des actes et des menaces, le sang et la torture, les canons et les gibets des princes et des combattants de la liberté, des Croates et des démocrates : le meurtre est le principal agent du progrès dans l’histoire.
Ces égoïstes commencent à tuer et sont bientôt imités par les penseurs. Quoi qu’ils fassent, ces partis s’exposent sans cesser à tuer ou être tués et l’ultima ratio de chacun est la disparition pure et simple de ses opposants.
Cet art de faire disparaître ses ennemis a été désigné sous une grande variété de noms. Dans un pays, on les met à mort « légalement » par un exécuteur et l’on appelle cela la peine de mort. Dans un autre pays, on attend tapi dans l’ombre avec des stylets et l’on appelle cela un assassinat ; ailleurs, on organise cette disparition à grande échelle et on lui donne le nom de guerre. Examinées au grand jour, ces différentes appellations apparaissent pour ce qu’elles sont : superficielles ; car que je sois exécuté, assassiné ou taillé en pièces, le résultat est le même. Je suis envoyé dans l’autre monde et ce départ vers l’autre monde était le but de mes ennemis. Aucune personne rationnelle et ayant l’esprit clair ne peut accepter cette distinction de façade rendant tantôt acceptables et tantôt condamnables ces différentes façons de se débarrasser de ses adversaires. Ces distinctions s’appuient sur des fictions légales ou théologiques et ne changent en rien les faits qui, dans chaque cas, se résument à faire disparaître ses adversaires.
Nous maintenons que, conformément aux principes fondamentaux d’humanité et de justice, l’assassinat volontaire d’un autre être humain est un crime contre l’humanité, que nul n’a le droit, sous quelque prétexte que ce soit, de détruire la vie d’un autre et que toute personne qui tue quelqu’un ou le fait tuer est tout simplement un meurtrier. Mais contre nos ennemis, leurs bourreaux et leurs soldats, leurs lois de « haute trahison » et leur inquisition, leurs canons et leurs fusils modernes, leurs shrapnels et leurs fusées à la Congreve, nous n’aboutirons à rien avec notre humanité et nos idéaux de justice ; nous contenter d’affirmer qu’un inquisiteur ou un général est un meurtrier de la même espèce qu’un bandit ou un partisan ne doit nous servir qu’à nous convaincre que nous pouvons disposer de lui de manière tout à fait « légale ».
Ayons donc le sens pratique, appelons-nous meurtriers comme nos ennemis le font, débarrassons ce grand outil historique de la répulsion morale qui y est accolée, et demandons-nous si nos ennemis peuvent se réclamer d’un privilège particulier dans le domaine du meurtre. Si le meurtre est toujours un crime, il est donc interdit à tous ; si ce n’est pas un crime, il est permis à tous. Une fois surmontée l’idée que le meurtre est un crime en soi, il ne reste plus qu’à croire en la justesse de sa lutte contre l’ennemi et à s’assurer des moyens de s’en débarrasser. La simple logique comme l’étude des faits historiques suscitent en nous cette conclusion. Nous ne désirons commettre aucun assassinat, aucun meurtre, mais si nos ennemis ne sont pas du même avis, s’ils peuvent justifier le meurtre et aller jusqu’à s’en octroyer le privilège, la nécessité nous force à le lui disputer et le pas n’est pas grand qui sépare cette nécessité de l’action de Robespierre, qui condamna à l’échafaud des centaines de milliers de personnes pour le bien de l’humanité.
[…]
II
Dans mon dernier article, j’ai écrit que « le plus grand bienfaiteur de l’humanité sera celui qui trouvera le moyen de permettre à quelques hommes d’en annihiler des milliers ».
Le parti démocratique dans son ensemble devrait faire ce qu’il faut pour y parvenir. Nous sommes certainement d’accord pour dire que le meurtre, sous ses formes passives ou actives, est une chose inévitable ; et quand le seul choix que nous ayons est soit d’être tué pour défendre la liberté, soit de tuer pour elle, il est difficile d’imaginer qu’un démocrate pourrait avoir à ce point des sentiments humains envers les barbares qu’il placerait de lui-même sa tête le billot. Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la route suivre. Nous ne devons nous préoccuper que de la manière de l’emporter dans ce combat mortel qui va bientôt commencer (ou a déjà commencé) avec le parti de la barbarie. Jusqu’à présent, le parti de la barbarie s’est montré bien supérieur à nous dans l’utilisation du meurtre. Le meurtre est le principal objet de leurs études depuis des siècles. Ils ont entraîné et organisé des centaines de milliers de laquais assassins. Ils disposent de tels instruments de meurtre et de tels moyens de destruction que, sans être Archimède (et à condition que le « da mihi punctum » ait été rempli), on pourrait priver l’astronomie de l’étude de quelques planètes exquises et autres étoiles. Tout ce que la nature, la science, l’art, l’industrie, le zèle, l’avarice et la soif de sang ont pu produire ou inventer est à la disposition du parti des barbares pour détruire et assassiner le parti humain, celui de la liberté. Le sang est leur alpha et leur oméga, il est leur fin et leur moyen, leur délice et leur vie, leur rêve, leur idéal, leur seul et unique principe. Qu’il en soit ainsi : sang pour sang, meurtre pour meurtre, destruction pour destruction. L’esprit de la liberté doit prendre sa juste mesure, faire montre de sa réelle vigueur et s’il sombre, doit se faire destructeur.
Karl Heinzen, « Le meurtre », publié dans le journal Die Evolution, Biel (Suisse), février-mars 1849, extraits
Note : les textes proposés par Cliotexte ont pour objectif de porter à la connaissances des lecteurs les origines et les ressorts profonds de certaines réflexions en cours et en aucun cas d’en faire l’apologie, les Clionautes condamnant fermement toute forme de légitimation du terrorisme.
Proposition de texte et traduction : Ludovic Chevassus
Mise en page et texte de présentation : Cécile Dunouhaud
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