Pour beaucoup, Clausewitz se résume au seul traité De la guerre, publié de manière posthume par son épouse  Marie von Brühl, à partir de ses notes en 1832. Mais ce serait oublier que ce militaire prussien a rédigé d’autres textes tout autant pertinents.

En 1812, Clausewitz a alors 32 ans et une carrière militaire déjà très riche. Refusant la collaboration militaire avec les Français, il quitte la Prusse, rejoint l’armée impériale russe et fait face avec elle à Napoléon. Mais, en partant, Clausewitz laisse au futur Guillaume 1er un ouvrage : Des principes essentiels pour la conduite de la guerre, dont l’année de rédaction n’est pas certaine. L’extrait choisi a pour intérêt de montrer que, pour Clausewitz, il existe bien une part d’instinct naturel, une dimension émotive à la guerre… Premiers pas vers les passions à venir avec son concept de guerre absolue. 


Le principe du combat

  1. Chaque combat est une expression de l’inimitié. Cet instinct se manifeste aussi pendant le déroulement du combat.

  2. L’instinct de l’attaque et de l’anéantissement de son ennemi est l’élément le plus caractéristique de la guerre.

  3. Même pour l’homme le plus brutal, cette pulsion n’est pas uniquement instinctive. La raison supérieure s’y ajoute. L’instinct inconscient devient un acte intentionnel.

  4. Les forces émotives seront ainsi subordonnées à la raison.

  5. Toutefois, ces forces ne seront jamais tout à fait éliminées et remplacées par le simple calcul car, même si elles disparaissaient complètement dans les desseins de la raison, elles s’animeraient de nouveau spontanément pendant le combat.

  6. Comme nos guerres ne sont pas l’expression d’une inimitié d’un individu contre un autre, il semble que le combat soit complètement dénué d’inimitié et donc un acte purement rationnel.

  7. Il n’en est pas ainsi. D’une part, les deux adversaires font preuve d’une haine collective qui se manifeste plus au moins violemment chez l’individu. La haine contre la partie ennemie s’exprime donc également contre chaque individu de la partie adverse. D’autre part, un vrai sentiment d’hostilité apparaît plus ou moins fortement chez l’individu dans la lutte elle-même.

  8. La soif de la gloire, l’ambition, l’intérêt particulier et l’esprit de corps remplacent avec d’autres forces morales l’inimitié là où elle n’existe pas.

  9. La volonté du chef de guerre ou la simple fin prescrite seront rarement, voire jamais, les seuls motifs de l’action chez le combattant ; les forces morales joueront un rôle considérable.

  10. Cette efficacité est augmentée quand la lutte devient plus dangereuse car les forces morales y dominent davantage.

  11. Même l’intelligence qui dirige le combat ne peut jamais être une simple force de la raison et la lutte ne peut jamais être l’objet d’un simple calcul, car a) le combat est toujours un choc de forces physiques et morales vivantes, qu’on ne peut évaluer qu’approximativement, b) les forces morales qui entrent en jeu peuvent faire de la lutte un objet d’exaltation et, de ce fait, élever l’intelligence jusqu’à l’inspiration.

  12. Le talent et le génie peuvent donc dominer l’entendement calculateur dans la conduite de la bataille.

  13. Les forces morales et le génie révélés par la lutte doivent être considérés comme des forces autonomes qui dépassent constamment, en raison de leur inégalité et de leur élasticité, les limites de la raison calculatrice.

  14. L’art de la guerre doit savoir apprécier ces forces morales aussi bien dans la théorie que dans l’exécution.

  15. Plus ces forces peuvent être utilisées et plus vigoureusement et avec davantage de succès pourra être menée la lutte.

  16. Toutes les inventions de 1’art militaire — les armes, l’organisation des armées, leur tactique et les principes de l’utilisation des troupes dans le combat — sont des limitations de l’instinct naturel dans la mesure où celui-ci doit être amené par des détours à faire un meilleur usage de ses forces. Cependant, les forces morales ne peuvent être trop manipulées, car elles perdent en élan et en force si on veut trop les utiliser comme des instruments. Il faut toujours laisser aux forces morales une certaine marge de manoeuvre, aussi bien dans les déterminations de la théorie que dans les règlements permanents. Il faut donc que la théorie les envisage d’un point de vue global et avec une grande prudence pour parvenir à une grande sûreté de jugement dans l’exécution.

Carl von Clausewitz Des principes essentiels pour la conduite de la guerre, 1812, extraits

Une traduction du texte est disponible dans l’ouvrage : Carl von Clausewitz, Théorie du combat, précédé de l’enseignement militaire au prince de Prusse, traduction de l’allemand par Jean-Baptiste Neuens, Paris, éditions Astrée, 2013, 180 pages.

Texte : Ludovic Chevassus

Mise en page et texte de présentation : Cécile Dunouhaud