Ce long extrait, découpé en trois temps pour faciliter la lecture, permet d’éprouver les démonstrations d’Isserson dans le temps. Les morceaux choisis permettent une nouvelle fois d’appréhender ses lectures et les sources lui ayant permis d’élaborer ses propositions dans les années 30.

Isserson démontre notamment en quoi le modèle proposé par Clausewitz correspond à une époque donnée qui n’est plus celle de l’Europe des années 30.


Extrait n°1 : Isserson analyse les écrits de Moltke

Tout d’abord, l’auteur démontre sa connaissance excellente de la guerre de 1870. Il a lu et assimilé les écrits allemands, notamment ceux de Moltke. Il faut noter que de nombreux écrits ont analysé le figement du front de 14-18 à la lumière des expériences de la guerre industrielle, surtout depuis celle de 1870. La citation de Moltke de 1890 est à ce titre prémonitoire. Les écrits de Moltke fonctionnent même pour comprendre les erreurs des Américains en Afghanistan et en Irak depuis 2001-2033.

Helmut von Moltke, vers 1907 – Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin

« En stratégie, les efforts dispersés contredisent l’essence du but ; toutes les forces disponibles doivent être engagées simultanément.« 

Cette théorie était correcte pour l’époque de Napoléon, ainsi que pour le début de la stratégie linéaire à l’ère de Moltke, lorsqu’une opération conduisait encore généralement à une bataille principale en un acte décidée par une seule vague d’efforts opérationnels. Cependant, cette théorie ne correspondait pas aux nouvelles conditions du conflit armé à l’époque de l’impérialisme. Son agonie était déjà perceptible dans les dernières décennies du XIXe siècle. Pendant la seconde moitié de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, après la chute du Second Empire, les Prussiens n’avaient pas assez de forces pour s’engager dans une nouvelle lutte contre une armée française réorganisée. Mais la bourgeoisie française contre-révolutionnaire perfide a prêté main forte à Moltke en faisant la paix avec Bismarck à la tête de la Garde nationale française. Il est maintenant difficile de spéculer sur la manière dont une nouvelle guerre entre la France et la Prusse se serait terminée dans des circonstances différentes. Mais Engels a décrit son issue possible de la manière suivante : « La position française était très forte malgré leurs défaites récentes. Si nous pouvions être sûrs que Paris aurait pu tenir jusqu’à fin février [1871], nous serions enclins à spéculer que la France pourrait sont sortis vainqueurs … » (Engels, Stati o voine, Izd. 1924 g., 182, 195.) Même alors, il y avait les premiers signes d’une mobilisation permanente et de l’impossibilité de parvenir à une décision stratégique par pure simultanéité d’un seul effort. Moltke s’est rendu compte qu’il faisait face à un nouveau phénomène dans l’histoire des conflits armés. Plus tard, il a dit à plusieurs reprises : « Cette guerre (c’est-à-dire une continuation de la guerre de 1870-71 après Sedan) nous a tellement étonnés que la question qu’elle posait devrait être étudiée de longues années. » En effet, la question méritait d’être étudiée. L’apparition de nouvelles forces armées après la disparition d’une armée ennemie de première ligne indiquait que la stratégie pourrait ne pas atteindre ses objectifs futurs avec une armée de première ligne déployée au début d’une guerre. L’introduction depuis les profondeurs d’une deuxième et peut-être même d’une troisième armée de ligne pourrait être nécessaire. Dans la vague prémonition de Moltke, il y avait un indice convaincant de l’époque de la stratégie profonde. Dans son célèbre discours de 1890 au Reichstag allemand, Moltke a déclaré : « Si une guerre, qui depuis plus de dix ans est suspendue au-dessus de nos têtes comme l’épée de Damoclès, éclate enfin, personne ne peut prédire sa durée et Les plus grands États européens, armés comme jamais, entreraient en guerre les uns contre les autres, aucun d’entre eux ne serait écrasé pendant une ou deux campagnes, pour qu’il se reconnaisse vaincu, pour qu’il soit forcé de conclure. Une paix dure, afin qu’il ne réaffirme pas sa force et ne ressuscite pas le combat. » (soulignement ajouté, G. I.) C’était un Moltke différent, un stratège de la nouvelle époque. Mais les nouveaux points de vue étaient incapables de réfuter l’ancienne théorie. L’expérience historique est passée inaperçue.

 

Extrait n°2 : des offensives par vagues coordonnées

La suite immédiate du premier extrait nous plonge directement au cœur de la pensée d’ Isserson : des offensives par vagues, coordonnées, qui grattent le front jusqu’à son effondrement. C’est aussi d’une certaine façon ce que nous voyons actuellement, à plus petite échelle certes, dans le Donbass. Des séries d’attaques, par vagues, soit l’approche typique défendue ici.

Déjà au début du XXe siècle, Foch écrivait ceci dans ses Principes de la guerre : « Dans la stratégie, c’est la loi de la coïncidence des efforts qui prévaut, non la loi

Ferdinand Foch, Maréchal de France

tactique du renforcement graduel de l’effort. » Cette vision était déjà erronée pendant la guerre de 1870-1871, et a fortiori pendant la guerre de 1914-1918. A l’heure actuelle, cette proposition est absolument incompatible avec le caractère nouveau de l’opération offensive en profondeur. À cet égard, celle qui, pendant la seconde période de la guerre franco-prussienne de 1870-71 n’était perçue qu’à une échelle stratégique, s’est manifestée opérationnellement pendant la guerre mondiale et plus tard dans le champ contemporain de l’art opératoire. Une opération moderne en profondeur à plusieurs actes ne peut pas être décidée par un seul coup simultané d’efforts coïncidants. Cela nécessite un renforcement opérationnel profond de ces efforts, qui s’étendent à proximité du point culminant de la victoire. Une résistance profondément échelonnée provoque un échelon offensif tout aussi profond. L’offensive devrait ressembler à une série de vagues frappant un littoral avec une intensité croissante, essayant de le ruiner et de l’emporter avec des coups continus des profondeurs. Une opération moderne suscite essentiellement des efforts répartis dans le temps, conditionnant ainsi la stratégie. Cette observation a été prouvée par les événements pendant la guerre mondiale et notre guerre civile. Mais bien sûr, il serait faux de comprendre que les Allemands dans les batailles frontalières de 1914 et nous dans la bataille sur la rivière Auta en 1920 ont engagé trop de forces à la fois, et que ces forces auraient dû être engagées progressivement. Toutes les forces disponibles doivent être engagées lors des opérations initiales conformément à la corrélation des forces belligérantes. Mais le fond de la question est la nécessité d’organiser au préalable l’échelonnement profond des efforts supplémentaires. Au moment décisif de l’opération, l’objectif est que des forces et des moyens supplémentaires arrivent dans les groupements appropriés pour faciliter l’obtention finale de la victoire.

 

Extrait n°3 : le modèle de Clausewitz à l’épreuve des guerres modernes selon Isserson

Dans la suite immédiate de l’extrait précédent, Isserson se livre à une approche critique et comparative de l’un des piliers européens de la stratégie en temps de guerre : Carl von Clausewitz, resitué dans son époque. Celui de Clausewitz se situe avant la révolution industrielle et culturelle. Pour Clausewitz il faut que la guerre soit courte, donc d’une extrême violence pour imposer sa volonté politique à l’adversaire. Ceci impose l’absence de réserves pour obtenir le meilleur résultat. À l’inverse, la vision russe est basée sur l’usure par le temps, donc la nécessité d’avoir des réserves.

Carl von Clausewitz, portrait par Karl Wilhem Wach, XIXème siècle.

L’échelonnement opérationnel moderne des efforts en profondeur ne signifie pas l’engagement de ces efforts soit au coup par coup, soit en paquets opérationnels. L’échelon opérationnel moderne est l’augmentation séquentielle et continue des efforts opérationnels visant à briser la résistance ennemie sur toute sa profondeur. Plus la résistance en profondeur est grande et plus son intensité est grande, plus l’échelon de la profondeur opérationnelle de l’offensive doit être grand. Lors d’un déploiement pour une opération moderne en profondeur, il est nécessaire de calculer des forces et des moyens à la fois le long de la dimension linéaire d’un front et dans la nouvelle dimension de profondeur. Le problème du déploiement offensif opérationnel en profondeur remet en question une autre proposition éculée, l’idée des soi-disant réserves stratégiques. Tant que la stratégie résolvait un problème avec un seul effort simultané, aucune réserve n’était nécessaire. Clausewitz a qualifié l’idée de réserves stratégiques d’insensée, les qualifiant d’inutiles, d’inutiles et même de nuisibles. Il a insisté pour que tous les efforts stratégiques soient compressés en une seule action pendant un moment. Il a écrit: « L’idée de retenir des forces préparées pour les utiliser après avoir atteint l’objectif général est impossible à reconnaître comme autre chose qu’absurde. »

Tant que l’objectif général était atteint par un seul acte à l’époque de Napoléon, cette proposition était correcte. Cependant, le doute s’installe durant la seconde moitié de la guerre franco-prussienne de 1870-71. Au début du XXe siècle, la proposition est tout simplement devenue incorrecte. Dans une certaine mesure, Schlieffen avait prévu ce problème. Il a insisté pour avoir une armée de réserve forte derrière l’aile droite allemande lors de l’avancée sur Paris. Mais ses motivations étaient différentes. Il avait besoin de réserves opérationnelles pendant l’offensive pour étendre son flanc droit au cas où des forces supplémentaires seraient nécessaires pour achever l’enveloppement de l’ennemi. En fin de compte, la réserve de Schlieffen entrerait dans la même ligne que le front qui avance. Dans les conditions modernes, les réserves opérationnelles sont tenues de ne pas étendre les flancs, bien qu’une telle action puisse encore être nécessaire au début d’une guerre. En général, les flancs ont déjà atteint les limites de leur extension latérale, des réserves sont donc désormais nécessaires pour renforcer les efforts opérationnels visant à briser toute la profondeur de la résistance ennemie. Or, la notion même de réserves opérationnelles et stratégiques implique le développement d’échelons opérationnels. Au fur et à mesure que les conflits armés évoluent vers l’avenir, les silhouettes d’échelons stratégiques analogues apparaîtront derrière ces échelons opérationnels. Bien sûr, ce développement conduirait à de nouvelles augmentations de la force des forces armées, réfutant ainsi toute théorie selon laquelle les petites armées professionnelles seraient conservatrices et absurdes. La force croissante des armées à l’époque de l’impérialisme a répondu à l’exigence d’une stratégie linéaire pour un front offensif enveloppant le plus large possible. Or, la montée en puissance des armées est fonction de la stratégie en profondeur, qui nécessite des échelons opérationnels forts en profondeur et le déploiement de l’offensive en profondeur. Ces évolutions témoignent de l’ampleur des conflits armés contemporains. Ils révèlent également tout le caractère évolutif de l’opération au cours de l’ère émergente de la stratégie profonde.

Traduction issue de la version anglaise : Brigade Commander Georgii Isserson The evolution of operational art, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013, 136 pages, extraits pages 56 à 60.

Proposition, présentations des extraits et traduction : Ludovic Chevassus

Mise en page, relecture et ressources : Cécile Dunouhaud