Niccolo di Machiavelli, plus connu sous le nom de Machiavel, fait partie de ces auteurs dont le nom a traversé les siècles mais dont la pensée reste soit caricaturée, soit inconnue du grand public. Né à Florence en 1469 dans une famille non fortunée, il reçoit une éducation humaniste. Sa carrière débute en 1498 avec sa nomination en tant que second Secrétaire de la Seigneurerie florentine.

Machiavel est avant tout un homme politique mais aussi un auteur prolifique, à la fois poète et théoricien de la guerre, de l’histoire et de la politique. Chargé des affaires étrangères et  de la Guerre par la République florentine, il accomplit de nombreuses missions diplomatiques. En 1512, les Médicis l’écartent du gouvernement après leur reconquête de Florence. Après avoir connu la prison, Machiavel s’exile à Sant’Andrea où il rédige le Prince, son ouvrage le plus connu publié en 1532.

Mais ce serait oublier que Machiavel rédige d’autres traités dont l’Art de la guerre, publié une dizaine d’années auparavant en 1521. L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Cosimo Rucellai et Fabrizio Colonna qui alternent des considérations tactiques et des propos consacrés aux nécessités matérielles de la guerre (recrutement, armement…), tout en entamant une réflexion sur le pouvoir, l’autorité et les limites que la politique impose à l’art de la guerre, en prenant modèle chez les Anciens. Dans le passage choisi, Machiavel revient sur les tactiques concernant le siège d’une ville.


 

Le commandant d’une ville assiégée doit avoir soin que chacun ne se fasse en tumulte et sans ordre, mais que chacun dans toutes les circonstances sache bien ce qu’il a à faire. Il faut pour cela que les femmes, les vieillards, les enfants et tous les gens hors de service se tiennent renfermés dans leur maison et laissent la place libre à tous les jeunes gens en état de porter les armes. Ceux-ci se partageront la défense de la ville ; les uns seront établis à la garde des murs et des portes, les autres aux principaux postes de l’intérieur, afin d’arrêter les désordres qui pourraient survenir. D’autres enfin n’auront aucun poste particulier, mais seront prêts à porter du renfort à tous ceux qui seraient menacés. Avec de telles dispositions, il est difficile qu’il s’élève dans la ville des mouvements qui y répandent le désordre.

À l’égard de l’attaque et de la défense des places, il ne faut pas oublier que rien ne donne plus l’espérance de s’en emparer que de savoir que les habitants n’ont jamais vu l’ennemi ; car souvent alors la frayeur seule leur fait ouvrir leurs portes sans avoir même été attaqués Quand on assiège une telle ville, il faut, par les plus terribles démonstrations, tâcher de frapper tous les cœurs d’épouvante. D’un autre côté, le commandant de cette ville doit établir aux différents postes attaqués par l’ennemi des hommes intrépides que les armes seules, et non pas en vain bruit, peuvent intimider. Si, en effet, cette première attaque est sans succès, les assiégés redoublent de courage, et l’ennemi alors est contraint de recourir à sa vertu et non à sa réputation pour les vaincre.

Les instruments militaires employés par les Anciens pour défendre les villes étaient les balistes, les onagres, les scorpions [1], les acrobalistes, les frondes, etc. Les instruments d’attaque n’étaient pas moins nombreux, c’étaient les béliers, les tours, les mantelets, les faux, les tortues [2], etc. Aujourd’hui l’on n’emploie plus que l’artillerie, qui sert à la défense et à l’attaque, et sur laquelle je n’entrerai dans aucun détail.

Je reviens donc à mon sujet et vais vous entretenir des moyens particuliers d’attaque. Le double but des assiégés est de se garantir d’être subjugués par la faim ou vaincus par la force. Quant à la faim, j’ai averti de se munir abondamment de vivres avant le commencement d’un siège. Mais quand les vivres viennent enfin à manquer par les longueurs du siège, il faut recourir à un moyen extraordinaire pour en obtenir de vos amis du dehors, intéressés à votre salut. Ce moyen est plus facile lorsque la ville est traversée par un fleuve. C’est ainsi que, Casilinum étant assiégé par Annibal, les Romains, ne pouvant autrement secourir cette forteresse, jetèrent dans le Vulturno qui la traversait une grande quantité de noix qui suivirent le cours de cette rivière, sans qu’Annibal pût les arrêter, et nourrirent pendant quelque temps les assiégés. Souvent des assiégés, pour prouver à l’ennemi que le grain ne leur manquait pas et lui ôter l’espoir de les vaincre par la faim, ont jeté du pain par-dessus les murailles, ou fait manger du grain, le grain qu’ils auraient semé. Denys [1], étant campé devant Reggium, feignit de traiter avec eux et les termina à lui fournir des vivres pendant les conférences. Lorsqu’il les eut ainsi épuisés, il les bloqua de nouveau, et finit par les affamer. Alexandre le grand, voulant assiéger Leucade, commença par attaquer toutes les forteresses environnantes, et laissa toutes ces garnisons se réfugier à Leucade, qui se trouva bientôt épuisée de vivres par ce surcroît d’habitants.

Quant aux attaques de vive force, j’ai déjà dit qu’il faut surtout se garantir du premier assaut ; c’est par ce moyen que les Romains s’emparèrent de beaucoup de places fortes en les attaquant à la fois de tous côtés ; ils appelaient ce genre d’attaque aggredi urbem corona. Scipion s’empara ainsi de Carthagène, en Espagne. Quand on parvient à soutenir ce premier choc, on n’a plus guère à craindre les autres assauts. Si, par hasard, l’ennemi ayant forcé les murailles a pénétré dans l’intérieur de la ville, les habitants ne sont pas encore sans ressource s’ils ne s’abandonnent pas eux-mêmes ; car on a vu souvent une armée qui avait déjà pénétré dans l’intérieur d’une ville, en être bientôt repoussée avec l’intérieur d’une ville, en être bientôt repoussée avec beaucoup de perte des siens. La seule ressource qui, dans une pareille circonstance, reste aux assiégés, c’est de se maintenir dans les postes élevés, et de combattre l’ennemi du haut des tours et des maisons. Il y a deux moyens pour les assiégeants de se garantir d’un pareil danger : l’un est de faire ouvrir les portes de la ville, de manière que les habitants puissent faire leur retraite sans crainte ; l’autre est de faire proclamer qu’on ne poursuivra que ceux qui auront les armes à la main et qu’il sera pardonné à tous les habitants qui viendront se soumettre. Cet expédient a beaucoup aidé à la conquête d’un grand nombre de places.

Un autre moyen de s’emparer sans peine d’une place forte, c’est de l’attaquer à l’improviste. Pour cet effet, vous vous en tiendrez éloigné à une certaine distance ; les habitants croiront ainsi que vous n’avez aucune vue sur eux, ou que vous ne pourriez rien entreprendre sans qu’ils fussent informés d’avance en raison de la distance des lieux ; et si alors vous venez les attaquer en secret et avec de grandes précautions, vous pouvez presque toujours compter sur un succès assuré. Je n’aime point raisonner sur les événements de mon temps ; parler de moi ou des miens serait sujet à des inconvénients ; parler des autres serait s’exposer à des erreurs. Je ne puis cependant passer ici sous silence l’exemple de César Borgia, nommé le duc de Valentinois, qui, se trouvant avec son armée à Nocera, feignit d’aller punir Camerino ; et, se tournant tout à coup vers l’État d’Urbin, s’en rendit maître en un seul jour sans aucune peine ; ce qu’un autre général n’eût pu jamais faire sans beaucoup de temps et de dépenses. […]

Les anciens généraux ont employé divers moyens pour éloigner les garnisons des villes qu’ils voulaient assiéger. Scipion, étant en Afrique, et voulant s’emparer de quelques places fortes gardées par les Carthaginois, feignit plusieurs fois de les vouloir attaquer, et de s’en éloigner ensuite par la crainte de ne pas réussir. Annibal, trompé par cette apparence, retira toutes les garnisons de ces places, pour lui opposer de plus grandes forces et le vaincre plus aisément ; mais Scipion, instruit de cette faute, envoya aussitôt Massinissa pour s’emparer de ces places abandonnées Pyrrhus, attaquant la capitale de l’Illyrie, défendue par une nombreuse garnison, feignit de désespérer de la soumettre et se porta contre d’autres villes ; la capitale, pour leur envoyer des renforts, affaiblit sa garnison, et donna ainsi à Pyrrhus les moyens de s’en rendre maître.

Pour s’emparer d’une ville, on a souvent empoisonné les eaux et détourné le cours d’une rivière, mais c’est un moyen qui réussit rarement. On a quelquefois déterminé des assiégés à se rendre par la nouvelle d’une victoire, ou de nouveaux renforts qui arrivent contre eux. Les anciens généraux ont eu souvent recours à la trahison, et cherché à corrompre quelques habitants. Chacun, à cet égard, a employé des moyens différents. Souvent un faux transfuge a acquis chez les assiégés un crédit et un ascendant dont il s’est servi au profit du général qui l’avait envoyé : il peut faire connaître ainsi la disposition des différentes gardes, et donner le moyen de s’emparer plus aisément de la ville ; ou bien, sous différents prétextes, embarrasser la porte par un chariot ou des poutres, et faciliter par là l’entrée de l’ennemi. Annibal détermina un habitant à lui livrer une forteresse des Romains, en sortant la nuit comme pour aller à la chasse, sous prétexte que, pendant le jour, il avait peur de l’ennemi, et, revenant ensuite, ayant mêlé à son équipage de chasse quelques soldats qui tuèrent les gardes et ouvrirent les portes aux Carthaginois.

Il faut tâcher d’attirer les assiégés loin de leurs retranchements en feignant de fuir devant eux lorsqu’ils font des sorties. Dans un tel cas, plusieurs généraux, et entre autres Annibal, se sont laissé enlever leur camp même, afin de pouvoir couper la retraite aux assiégés et s’emparer de leur ville. C’est encore une excellente ruse de feindre de lever le siège : c’est ainsi que l’Athénien Phormion, après avoir ravagé le pays de Chalci, reçut ses ambassadeurs, leur fit les plus belles promesses, inspira aux habitants la plus grande sécurité, et, profitant de cette aveugle confiance, finit par se rendre maître de leur ville.

Machiavel, L’art de la guerre, Livre septième, extrait

***

Notes :

[1]   Denys 1er l’Ancien [430 – 367 av. JC], tyran de Syracuse.

[1]   L’onagre était une sorte de baliste ou catapulte ; le scorpion  est une grande arbalète actionnée par un treuil.

[2]   Le bélier consistait en une poutre terminée par une tête en fer que l’on utilisait pour abattre les murs des villes assiégées ; la tour est un échafaudage mobile placé contre les remparts à franchir ; le mantelet et la tortue sont, à l’époque, des abris mobiles destinés à protéger les soldats et les machines de guerre.

***

Choix du texte : Ludovic Chevassus

Présentation : Cécile Dunouhaud