La nécessité de réfléchir à une théorie militaire moderne : par sa réflexion, Isserson souligne la nécessité d’adapter sa stratégie aux conditions géopolitiques du moment. Outre une critique de la France qui, se reposant sur ses lauriers acquis en 1918, pense se protéger derrière la ligne Maginot (la citation de Foch proposée par Isserson en 1936 relève du réalisme prémonitoire), ce troisième extrait est à lire en songeant aux échecs actuels de la Russie en Ukraine. Trop peu de troupes, trop peu de moyens, ce qui a été le cas en Ukraine depuis l’invasion de février 2022, avantage nécessairement le défenseur qui peut se terrer et mettre en place des lignes fortifiées.
C’est exactement ce qui se passe dans le Donbass actuellement. La nécessité de réfléchir à une théorie militaire moderne semble toujours d’actualité.
Dans une perspective plus large, cependant, il faut prévoir l’inévitabilité, ou du moins la probabilité, de l’apparition d’affrontements frontaux plus rapidement et sur des bases encore plus solides que ce n’était le cas avec le front franco-allemand au début de la guerre en 1914. La clairvoyance de ce phénomène repose sur toute l’évolution historique de la nature de l’opération. Le défi central pour notre art opérationnel est d’être prêt à tous égards pour la transition dialectique de la manœuvre linéaire enveloppante à la pénétration frontale profonde. Cette nécessité découle immédiatement de l’exigence de passage d’un mode opératoire à un autre. Des considérations d’un poids extraordinaire nous obligent à ne formuler que cette prévision opérationnelle. Il existe une certaine logique interne aux déploiements stratégiques contemporains. Les déploiements contemporains ne tolèrent pas les lacunes. Les déploiements occupent presque toute l’étendue d’un front. Les belligérants recherchent des flancs et la possibilité d’un enveloppement, tandis que chacun craint un enveloppement probable d’un flanc découvert. Par conséquent, les déploiements visent à couvrir toute l’étendue d’un front. Un front, par conséquent, tend vers une extension latérale maximale. En fin de compte, lorsque toutes les forces sont déployées sur un théâtre d’actions militaires, les lacunes peuvent ne plus exister. Dans les conditions modernes, des forces faibles ne signifient qu’un front faiblement occupé. Pourtant, c’est un front et pas simplement le déploiement de groupes séparés avec des lacunes entre les deux. A l’heure actuelle, même les fronts peu occupés reposent sur des lignes défensives, acquérant ainsi une certaine puissance de résistance. Il est bien évident que dans les circonstances contemporaines la défense exige que tout soit fait pour construire un front fortifié. Les moyens modernes, y compris les obstacles, les actifs chimiques, la mécanisation du travail et le béton à durcissement rapide, offrent plus de possibilités de fortification que jamais auparavant. Le front fortifié est apparu pendant la guerre mondiale à la suite d’opérations linéaires et de l’absence d’une force de pénétration de choc. Actuellement, dans de nombreux cas, la ligne fortifiée est préparée à l’avance. Elle prédétermine le caractère des opérations, précède leur déclenchement et détermine leur cours. La ligne Maginot fortifiée continue le long de la frontière franco-allemande en est une excellente preuve. Après la guerre mondiale, [le maréchal Ferdinand] Foch a écrit : « Une nation qui entre en guerre dans l’espoir de se cacher derrière des tranchées fortifiées pendant que ses armées se déploient fait face à une catastrophe ». Néanmoins, beaucoup cherchent à éviter la catastrophe dans les tranchées fortifiées. Au final, une confrontation entre fronts ne peut être exclue dans de nombreux cas dès le début d’une guerre.
Traduction issue de la version anglaise : Brigade Commander Georgii Isserson The evolution of operational art, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013, 136 pages. Extrait page 45.
Proposition, présentation et traduction : Ludovic Chevassus
Mise en page, relecture et ressources : Cécile Dunouhaud