Georgii Samoilovich Isserson est né le 16 juin 1898 à Kaunas, en Lituanie.

Après avoir entamé des études de droit à l’Université de Petrograd, il est enrôlé au début de 1917, alors que l’armée russe se démène pour trouver des recrues pour ses armées gravement affaiblies. L’effondrement rapide de la Russie conduit à une fin abrupte de sa carrière militaire impériale. En 1918, il trouve un emploi de secrétaire privé pour le Syndicat des imprimeurs de Petrograd avant de rejoindre le service actif dans ce qui deviendra l’Armée Rouge. Durant la guerre russo-polonaise, il est fait prisonnier en 1920 avec 80.000 de ses camarades et interné en Prusse orientale.

Après sa libération en novembre 1920, il entame des études militaires fondamentales dans la nouvelle Académie d’état-major de l’Armée Rouge. En 1921, il suit la profonde mutation de l’enseignement militaire initié par N. Toukhatchevski. Sous Toukhatchevski, le programme assimile complètement la théorie historique marxiste-léniniste, en particulier le matérialisme dialectique, pour expliquer l’évolution et la transformation militaires. Isserson s’appuiera fortement sur ce cadre pour visualiser l’effondrement du paradigme militaire classique et l’émergence de l’art opérationnel.

Dans ce bain intellectuel, Isserson échange beaucoup et s’imprègne de la pensée de Nikolai Efimovich Varfolomeev, l’un des principaux théoriciens militaires enseignant à l’Académie, mais aussi de Svechin.

Au cours de diverses affectations militaires de bas niveau dans les années 1920, Isserson poursuit ses écrits et ses analyses. À la fin de la décennie, Staline a pris le contrôle complet de l’État révolutionnaire soviétique, le déplaçant brusquement vers la gauche au moyen de politiques agressives d’industrialisation et de collectivisation massives. Ces politiques changent fondamentalement l’ensemble du tissu stratégique de l’Union soviétique. La nature transformée de l’État exige de nouvelles façons de conceptualiser et de conduire les opérations modernes. Isserson en est l’un des cerveaux.

À l’automne 1929, après s’être illustré par des écrits d’histoire militaire, il est nommé instructeur à l’Académie militaire Frounze. Ses écrits sur l’art opératif paraissent entre 1932 et 1936. Il échappe à la purge de Staline, mais en octobre 1941, il est victime des arrestations de masse que Staline impose pour faire face à la débâcle. Interné dans des camps de travaux forcés et torturé, il faudra attendre la mort de Staline pour qu’il recouvre la liberté et accède à une forme de reconnaissance. Isserson a eu un impact majeur sur la guerre dans le sens où les principaux officiers à la tête de l’Armée Rouge entre 1944 et 1945 ont été formés dans les cours qu’il a pu dispenser et ont été nourris à ses analyses. Isserson décède à Moscou, le 27 avril 1976.

Le premier extrait proposé est issu de la présentation de son travail accompagnant la seconde édition en 1936 (la première date de 1932). L’intérêt est ici de mettre en perspective la réflexion militaire en cours, tenant compte des acquis et des erreurs d’analyse de la Première Guerre mondiale. Sa réflexion s’appuie sur une lecture d’auteurs étrangers, ce qui est déjà en soi intéressant. En effet, on constate que l’URSS n’est pas coupée du monde et que les livres circulent, ce qui permet une mise en perspective des études historiques. Si l’étude de la guerre à partir d’exemples anciens est une démarche qu’il approuve, Isserson propose néanmoins de savoir aller encore plus loin et de ne pas se sentir prisonnier de ces exemples. Au cœur de sa réflexion se trouve le passage d’une lecture linéaire du théâtre d’opération, à une approche de la profondeur stratégique du champ de bataille, rendue obligatoire par la mobilisation de masse et les armements modernes, chars et aviation par exemple.


Cet ouvrage pose les fondements historiques et théoriques des nouvelles formes de combat armé à l’échelle opérationnelle. Le caractère même du livre rend les changements fondamentaux inutiles. Le but de tirer des propositions fondamentales des conditions du développement historique était de prévoir les possibilités et les conditions d’une nouvelle ère de l’art militaire en général. Ces propositions ont reçu une confirmation substantielle du cours des événements au cours des quatre dernières années, qui ont vu une nouvelle et formidable croissance des forces armées sur le continent européen. D’énormes armées de plusieurs millions d’hommes, entièrement équipées d’armements modernes, n’ont pas d’autres perspectives d’utilisation sur le champ de bataille titanesque contemporain, à l’exception de celles délimitées par le concept d’opération en profondeur. Quoi qu’il en soit, ce concept d’origine historique n’a jamais rencontré d’objection de principe de fond. Au contraire, la pénétration du concept dans la pensée militaire et théorique des auteurs militaires officiels modernes est devenue d’autant plus évidente. A cet égard, les publications militaires des fascistes allemands en sont un exemple frappant. Dans Militarwissenschaftliche Rundschau (n° 2, mars 1936), le général Ludwig [Beck] écrit sur l’engagement en profondeur dans l’opération moderne par trois échelons opérationnels. Dans le même journal (n° 4, juin 1936), le général [Waldemar] Erfurth critique les anciens principes de déploiement linéaire. Il écrit qu’une lutte disproportionnée pour la largeur a conduit à négliger les exigences d’échelonnement en profondeur et à un rejet catégorique des réserves dans l’attaque.

La guerre mondiale a prouvé qu’il était presque impossible de modifier l’axe d’une attaque principale ou de modifier une décision antérieure dans des conditions de bataille sur un front étendu. Les fines lignes des attaquants comme des défenseurs deviennent fermes, immobiles et inflexibles…

La stratégie linéaire du passé récent doit être abandonnée au profit d’un déploiement échelonné par de puissantes réserves opérationnelles lors d’opérations tant offensives que défensives… Lors d’une guerre de manœuvre du futur immédiat, on concevrait de grandes formations réparties latéralement et en profondeur.

La pensée militaire française n’est pas moins précise. Dans un ouvrage extrêmement intéressant, Deux Manœuvres, le général [Lucien] Loizeau écrit sur la nécessité à la fois d’engager des forces importantes au début d’une opération et d’assurer leur insertion continue par l’arrière sur une longue période de temps. Selon lui, une exigence clé est l’échelonnement en profondeur des forces.

Le développement des opérations en profondeur et la profondeur opérationnelle des champs de bataille deviennent de plus en plus caractéristiques des conditions modernes. Tout témoigne du fait que l’on sera sévèrement puni pour avoir négligé ces perspectives historiquement informées. Notre époque d’armées de plusieurs millions d’hommes et de technologie militaire avancée est une époque de stratégie profonde et d’opérations profondes. Mais il faut garder à l’esprit que nous analysons des opérations que personne n’a jamais menées. Nous traitons de méthodes de lutte spécifiques jamais testées auparavant dans les combats et les opérations. Notre travail de recherche dans le domaine de l’art opérationnel est essentiellement différent des travaux similaires du passé, lorsque des spécialistes militaires comme [Alfred von] Schlieffen, [Sigismund Wilhelm von] Schlichting et [Friedrich von] Bernhardi ont entièrement déduit leurs théories opérationnelles d’une analyse de l’expérience historique des guerres récentes, en utilisant des données bien connues et vérifiées. Cette approche historique de l’investigation reste obligatoire. Il constitue la base de notre propre travail. Cependant, dans les conditions de la plus grande ère révolutionnaire de notre construction du socialisme, nous avons réussi à créer une société et une armée uniques. Ce fait, joint à une croissance quotidienne sans précédent de nos forces productives, qui rapporte à l’heure des valeurs matérielles très efficaces, signifie que l’expérience passée ne retient pour nous que la signification que l’histoire donne au sens général. Nous serions impuissants à atteindre les objectifs du présent si nous ne dépassions pas les limites de l’expérience historique, si nous ne la réévaluions pas dans la perspective des nouvelles conditions de notre époque, et si nous ne rejetions sans pitié tout ce qui a été usés par le temps et périmés. Nous sommes actuellement engagés dans une construction révolutionnaire, et notre art opérationnel perçoit ce fait avec acuité. En étudiant les formes de la guerre moderne, nous sommes confrontés à des tâches absolument nouvelles qui n’ont été ni fixées ni réalisées dans le passé.

Il y a des difficultés naturelles. Il reste beaucoup à faire pour définir précisément et définitivement les principes de base de conduire une guerre moderne à l’échelle opérationnelle. Cette délimitation est nécessairement déterminée par l’essence même de l’opération en profondeur. C’est un système compliqué qui fusionne tous les efforts de combat en un seul complexe centralisé et unifié d’actions le long d’un front et dans les profondeurs, sur terre et dans les airs. Nous devons améliorer notre étude des tactiques de la bataille moderne, puisque le résultat d’une opération dépend directement de la façon dont l’ennemi est influencé à une échelle tactique. Les formes opérationnelles de guerre ne signifient rien si elles n’impliquent pas la puissance écrasante d’un coup tactique direct. […]

Enfin, nous pensons nécessaire de réitérer la conviction que ce livre ne doit pas être considéré comme un guide direct de l’action. Il serait absurde d’enseigner l’art opérationnel comme une sorte de schéma ou de recette toute faite. L’essence même de l’art opératoire suppose une liberté des méthodes et des formes qu’il convient de choisir chaque fois avec soin pour s’adapter à une situation concrète. Toutes les propositions que nous avançons dans le domaine de l’art opérationnel moderne doivent être traitées comme des idées directrices, qui ne trouvent telle ou telle expression concrète que dans une situation réelle donnée. Par conséquent, le présent travail aurait une valeur négative si les idées qu’il défend étaient traitées comme des schémas tout faits. Il ne peut y avoir de tels schémas dans l’art opérationnel. Nous visons à montrer les distinctions essentielles entre les conditions de notre époque avec ses nouvelles formes d’opération profonde et l’art opératoire du passé. C’est la seule signification attribuée aux propositions avancées dans le présent ouvrage.

Traduction issue de la version anglaise : Brigade Commander Georgii Isserson The evolution of operational art, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013, 136 pages, extraits pages 3 à 5.

Proposition, présentation et traduction : Ludovic Chevassus

Mise en page, relecture et ressources : Cécile Dunouhaud


Pour aller plus loin :

-Nghia Nguyen L’art opératif, une rupture intellectuelle dans la pensée militaire, site éducation à la Défense, 2019 consultable ICI

Jean Lopez, Yacha MacLasha. « Les raisons de la résistance soviétique », Jean Lopez éd., La Wehrmacht. La fin d’un mythe. Perrin, 2019, pp. 172-181.