François de Callières était un maître de la négociation sous le règne de Louis XIV et aujourd’hui encore, son principal ouvrage, De la manière de négocier avec les souverains, est un classique de l’enseignement dans les écoles de relations internationales et les écoles de commerce, plus à l’étranger qu’en France, semble-t-il.

Le texte est composé de 24 chapitres assez courts, dont plusieurs sont très liés à la société d’Ancien Régime (protocole, panorama des différentes ambassades et du personnel diplomatique, etc.).

Toutefois, certains sont d’une vibrante actualité.

Nous retranscrivons ci-dessous des passages du chapitre XVI « Observations sur les manières de négocier ».

François de Callières

Né en 1645, François de Callières est un Normand de petite noblesse qui parvint, à force de travail au service de Louis XIV, à devenir membre de l’Académie française et secrétaire du cabinet du roi. L’essentiel de son activité fut diplomatique : il a été, entre autres missions, ambassadeur plénipotentiaire au congrès de Ryswick qui mit fin à la guerre entre la Hollande et la France de 1688 à 1697. Son ouvrage, publié en 1716 après la mort de Louis XIV, se présente comme un petit traité accompagnant la professionnalisation des diplomates, à une époque de multiplication des ambassades permanentes.

Son portrait par Hyacinthe Rigaud a disparu, mais il reste cette description dans les Mémoires de Saint-Simon :

« C’était  un grand homme maigre, avec un grand nez, la tête en arrière, distrait, civil, respectueux, qui, à force d’avoir vécu parmi les étrangers, en avait pris toutes les manières et avait acquis un extérieur désagréable, auquel les dames et les gens du bel air ne purent s’accoutumer, mais qui disparaissait dès qu’on l’entretenait de choses, et non de bagatelles. C’était en tout un très bon homme, extrêmement sage et sensé, qui aimait l’État, et qui était fort instruit, fort modeste, parfaitement désintéressé, et qui ne craignait de déplaire au Roi ni aux ministres pour dire la vérité et ce qu’il pensait, et pourquoi, jusqu’au bout, et qui les faisait très souvent revenir à son avis »


Observations sur les manières de négocier

Il est plus avantageux à un habile négociateur de négocier de vive voix, parce qu’il a plus d’occasions de découvrir par ce moyen les sentiments et les desseins de ceux avec qui il traite et d’employer sa dextérité à leur en inspirer de conformes à ses vues par ses insinuations et par la force de ses raisons.

La plupart des hommes qui parlent d’affaires ont plus d’attention à ce qu’ils veulent dire qu’à ce qu’on leur dit. Ils sont si pleins de leurs idées qu’ils ne songent qu’à se faire écouter, et ne peuvent presque obtenir sur eux-mêmes d’écouter à leur tour. Ce défaut est particulier à notre nation naturellement vive, impatiente, et qui a de la peine à arrêter l’impétuosité de son tempérament. Il est aisé de le remarquer dans les conversations ordinaires des Français, où ils parlent presque tous à la fois et interrompent sans cesse celui qui parle, au lieu d’attendre à lui répondre qu’il ait achevé de s’expliquer.

L’une des qualités la plus nécessaire à un bon négociateur est de savoir écouter avec attention et avec réflexion tout ce qu’on lui veut dire, et de répondre juste et bien à propos aux choses qu’on lui représente, bien loin de s’empresser à déclarer tout ce qu’il soit et tout ce qu’il désire. Il n’expose d’abord le sujet de sa négociation que jusqu’au point qu’il faut pour sonder le terrain ; il règle ses discours et sa conduite sur ce qu’il découvre, tant par les réponses qu’on lui fait que par les mouvements du visage, par le ton et l’air dont on lui parle, et par toutes les autres circonstances qui peuvent contribuer à lui faire pénétrer les pensées et les desseins de ceux avec qui il traite ; et après avoir connu la situation et la portée de leurs esprits, l’état de leurs affaires, leurs passions et leurs intérêts, il se sert de toutes ces connaissances pour les conduire par degrés au but qu’il s’est proposé.

C’est un des plus grands secrets de l’art de négocier que de savoir, pour ainsi dire, distiller goûte à goûte dans l’esprit de ceux avec qui on négocie les choses qu’on a intérêt de leur persuader.

Il y a quantité d’hommes qui ne se résoudraient jamais à entrer dans une entreprise, quoiqu’elle leur fût avantageuse, si on la leur faisait voir d’abord dans toute son étendue et avec toutes ses suites; et ils s’y laissent conduire lorsqu’on les y fait entrer successivement, parce que le premier pas attire le second, et ainsi des autres.

Comme les affaires sont ordinairement épineuses par les difficultés qu’il y a d’ajuster des intérêts souvent opposés entre des princes et des États qui ne se reconnaissent point de juges de leurs prétentions, il faut que celui qui en est chargé emploie son adresse à diminuer et à aplanir ces difficultés, non seulement par les expédients que ses lumières lui doivent suggérer, mais encore par un esprit liant et souple qui sache se plier et s’accommoder aux passions et même aux caprices et aux préventions de ceux avec qui il traite. Un homme difficultueux (sic) et d’un esprit dur et contrariant augmente les difficultés attachées aux affaires par la rudesse de son humeur, qui aigrit et aliène les esprits, et il érige souvent en affaires d’importance des bagatelles et des prétentions mal fondées, dont il se fait des espèces d’entraves qui l’arrêtent à tous moments durant le cours de sa négociation. […]

Les hommes s’entrecommuniquent souvent leurs sentiments et leurs humeurs. Un homme chagrin et contredisant excite celui avec qui il traite à lui répondre avec la même contradiction. Ainsi il faut éviter les contestations aigres et obstinées avec les princes et avec leurs ministres, et leur représenter la raison sans trop de chaleur et sans vouloir avoir toujours le dernier mot ; et lorsqu’on s’aperçoit que leurs esprits s’échauffent jusqu’à un certain point et sont mal disposés, il est de la prudence de changer de matière et de remettre à traiter de celle dont il s’agit en une occasion plus favorable, soit par le changement de la conjoncture des affaires ou de la situation de leur esprit et de leur humeur, qui n’est pas toujours la même à cause de l’inégalité et de l’inconstance naturelle aux hommes; et il faut que le négociateur contribue par ses soins et par ses complaisances à mettre le prince avec qui il traite en état d’écouter et de recevoir favorablement les choses qu’il a à lui représenter, ce qui dépend souvent autant de la manière de le faire que de la chose même. […]

Un esprit agréable, net et éclairé, qui a l’art de proposer les plus grandes affaires comme des choses faciles et avantageuses aux parties intéressées et qui le soit faire d’une manière aisée et insinuante, a fait plus de la moitié de son ouvrage et trouve de grandes facilités à l’achever. […]

Si un négociateur sert un grand prince dont la puissance donne de la jalousie à ses voisins, il doit beaucoup plus vanter sa modération que ses forces, et n’en parler que comme d’un moyen propre à soutenir la justice de ses droits et non pas à assujettir les princes et les peuples libres à ses volontés. C’est le propre des menaces d’aigrir les esprits; elles poussent souvent un prince ou un Etat inférieur à des extrémités auxquelles il ne se serait pas porté si on lui avait représenté les choses avec douceur. Cela vient de ce que tous les hommes sont vains et sacrifient souvent de solides intérêts à leur vanité.

Lorsqu’un prince supérieur a de véritables sujets de se plaindre d’un inférieur et qu’il veut en tirer raison pour en faire un exemple, il faut que le coup accompagne ou suive immédiatement la menace, et il ne faut pas que ses négociateurs lui en laissent jamais apercevoir par leurs discours, afin de ne lui pas donner le temps et le prétexte de se mettre à couvert des coups qu’on lui destine en prenant des liaisons avec d’autres puissances ennemies ou jalouses, ce qu’il choisit presque toujours plutôt que de se soumettre aux volontés de celui qui le menace.

François de CALLIÈRES De la manière de négocier avec les souverains, chapitre XVI « Observations sur les manières de négocier », extraits

Pour aller plus loin

  • Lionel BOBOT, « Aux sources de la business diplomacy : l’« école classique » de la négociation du XVIIIe siècle », dans Géoéconomie, 2011,n° 59 (4), p. 137-142.
  • Pierre-Michel EISEMANN, « François de Callières et l’art de la négociation », dans Anuario español de derecho internacional / vol. 34, 2018