Jean-Baptiste André Godin est né le 26 Janvier 1817 à Esquéhéries, dans l’Aisne. Concepteur d’un poêle en fonte qui lui assure un grand succès industriel et la fortune, il installe une usine à Guise dans le département de l’Aisne, en 1846.

Son tour de France en tant que compagnon, lors de sa jeunesse, lui a fait découvrir la misère ouvrière et la nécessité d’y remédier. Rencontrant la pensée de Charles Fourier (il se présentera sur la liste phalanstérienne lors des élections à l’assemblée constituante de 1848), il soutient l’expérience de Victor Considérant au Texas, avant de créer son propre phalanstère à Guise : le Familistère ou palais social.

Palais social de Guise

Les premiers plans en sont réalisés en 1858 et l’essentiel du Familistère est édifié entre 1859 et 1877 (l’Association du Familistère, fondée en 1880 par Godin, perdurera jusqu’en 1968).
D’un confort extraordinaire, le palais social comprend tout un ensemble d’infrastructures révolutionnaires pour l’époque (nourricerie, théâtre, buanderie, piscine, salles de conférences, école mixte, gratuite et obligatoire…) qui permettent aux habitants du Familistère d’obtenir ce que Godin appelle les « équivalents de la richesse », c’est à dire des avantages analogues à ceux que la fortune procure.
Théoricien socialiste, Jean-Baptiste André Godin a rédigé plusieurs livres, dont un petit traité intitulé La politique du travail et la politique des privilèges. Edité pour la première fois en 1875, l’ouvrage contient une charge en règle contre le Second Empire.
Au chapitre V (« Ce que royautés et empires coûtent aux nations »), après avoir déjà estimé dans un précédent chapitre ce que coûtait annuellement au pays Napoléon III (47 200 000 de francs selon les données qu’il avance), Jean-Baptiste André Godin établit le bilan chiffré du coût des guerres du Second Empire pour la France (plus de vingt-sept milliards de francs, selon l’auteur) et expose à quoi auraient pu servir toutes ces dépenses dispendieuses.


« Le coût des guerres du Second Empire pour la France » selon Jean-Baptiste André Godin

« Si, comme le dit Montesquieu, le gouvernement despotique cause à la nature humaine des maux effroyables, il faut examiner ce gouvernement dans ses actes pour se bien rendre compte des calamités auxquelles il donne lieu. Le despotisme de l’empire est assez près de nous encore pour que nous puissions apprécier les malheurs dont il est cause, et ses actes sont un enseignement sur les dangers du gouvernement par un seul homme.
Le mensonge ne coûte guère au despotisme qui s’impose par la violation des lois et par le parjure; aussi Napoléon III recevait-il le pouvoir en prêtant le serment suivant: « En présence de Dieu, et devant le peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible, et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution ».
Et il ajoutait:
« Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future. Mon devoir est tracé, je le remplirai en homme d’honneur. Je verrai des ennemis de la Patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi… ».
Et quatre ans plus tard, il violait ce serment en foulant aux pieds la loi fondamentale du pays, et en mitraillant et déportant ceux qui s’étaient faits les défenseurs de la loi!
Telle est la morale politique des hommes élevés à l’école du despotisme.
Que devait-il arriver lorsqu’un tel homme disait à la France, pour la rassurer sur le régime qu’il imposait au pays par de tels moyens: « l’empire, c’est la paix »? C’est que l’empire devait nous conduire aux désastres de la guerre.
Tout despote a ses projets ambitieux et dynastiques, dont tôt ou tard la guerre doit sortir.
Aussi les expéditions de Crimée, d’Italie, de Chine, du Mexique, l’occupation de Rome, etc., n’ont-elles pas eu pour mobile l’intérêt de la nation française, mais bien celui de la famille et des projets du tyran.
Ce fut le même intérêt personnel et dynastique qui conduisit à la guerre inique et insensée de 1870, aux désastres de Sedan et à la trahison de Bazaine.
Cette fois, ce sont les crimes de l’empire expiés par la nation tout entière; c’est un gouffre immense qui s’ouvre devant nous et dans lequel s’engloutit la richesse de la France en des proportions prodigieuses, inouïes, dont bien peu de personnes peuvent se faire une idée et qui méritent l’attention de tous les français.
Sous le gouvernement de cet homme qui nous disait: « l’empire, c’est la paix », les budgets de la guerre, de l’année 1852 à 1870, se sont élevés à environ huit milliards neuf cent vingt-quatre millions: 8 924 000 000.
Les emprunts et les dépenses supplémentaires pour les guerres de Crimée, d’Italie, du Mexique, etc., à environ trois milliards cinq cents millions: 3 500 000 000.
La rançon de guerre à la Prusse, cinq milliards: 5 000 000 000.
En désastres de guerre environ dix milliards: 10 000 000 000.
Total en francs, plus de vingt-sept milliards! 27 424 000 000.
C’est à dire 760 francs par chaque tête française, ou trois mille huit cents par famille de cinq personnes!
Et ce chiffre énorme de vingt-sept milliards serait plus que doublé, si l’on tenait compte des pertes immenses que les conséquences de la guerre ont fait et font encore subir au travail et à l’industrie de la nation.
Une partie de ces vingt-sept milliards se trouve, il est vrai convertie en dette perpétuelle, mais ce n’en est que plus déplorable pour le peuple, puisque toute famille laborieuse d’ouvriers, d’artisans, de cultivateurs, de commerçants, est obligée de payer annuellement environ cent cinquante francs d’impôts prélevés sur la consommation de toutes les choses nécessaires à la vie, telles que boissons, sucre, café, sel, chicorée, huile, savon, etc., pour suffire aux obligations résultant du désordre et des guerres de l’empire.
Et ces impôts dont l’empire nous a légué l’écrasant fardeau ne sont pas seulement des charges d’un jour, mais bien des charges perpétuelles pour le peuple et ses enfants, à moins que le gouvernement de la République n’arrive, par des mesures sagement réparatrices, à combler un jour le gouffre de la dette publique creusé par l’empire.
J’ai fait remarquer dans un autre ouvrage:
Qu’avec les vingt-sept milliards dépensés pour la guerre, la France aurait pu faire 90 000 kilomètres de chemin de fer, à double voie, avec tout le matériel nécessaire; c’est-à-dire, plus de cinq fois le réseau actuel de la France: chaque village ayant sa gare; toutes usines desservies par les transports rapides; les landes et les terres incultes sillonnées de chemin de fer y portant la fertilité de la vie, etc.
Avec ces vingt-sept milliards, on aurait pu construire plus de quatre millions de maisons valant chacune six à sept mille francs, et pouvant loger vingt millions d’habitants; ce qui représenterait vingt mille communes de chacune 1000 habitants, rebâties à neuf sur un plan étudié et avec des édifices publics bien compris.
Quelle belle part il serait possible de faire au travail si la richesse publique était mieux employée, et comme il serait facile de faire disparaître le paupérisme, si la politique des nations s’inspirait de l’amour du bien au lieu de s’inspirer de la passion du mal! »

D’après La politique du travail et la politique des privilèges, chapitre V « Ce que royautés et empires coûtent aux nations », éditions La Digitale, 2009, p.21-24.