Louis Gustave Fortuné Ratisbonne, est né le  à Strasbourg et décédé à Paris le 

Né à Strasbourg, Louis Ratisbonne est le fils du banquier Adolphe Ratisbonne et de Charlotte Oppenheim. Après avoir suivi ses études dans sa ville natale puis au lycée Henri-IV à Paris, il obtient le prix d’honneur de philosophie au concours général et  il est reçu licencié ès lettres.

Nommé auditeur au Conseil d’État en 1851, Louis Ratisbonne préfère donner sa démission après le coup d’État du 2 décembre plutôt que de prêter serment. Il choisit de se consacrer à la littérature et devient à ce titre auteur, journaliste et critique littéraire. Il collabore régulièrement à différentes revues (La Revue contemporaine, la Revue des Deux Mondes, L’Opinion nationale …), et devient rédacteur au Journal des Débats, de 1853 à 1876.

C’est dans ce contexte qu’en 1855, il assiste à Saint-Esprit, situé à proximité de Bayonne à des fêtes tauromachiques. La découverte de la corrida le choque au point qu’il décide d’y consacrer un très long article décrivant le spectacle, et livre en même temps son point de vue critique sur ce spectacle qu’il souhaite voir interdit en France.


Extrait n° 1 : un spectacle d’abattoir

Car dans ce spectacle sanglant, véritable drame d’abattoir auquel je viens d’assister, ce que je trouvais de plus extraordinaire, ce fut la part qu’y prenait le public, s’agitant sur les gradins, gesticulant, vociférant, saluant d’acclamations insensées les passes les plus heureuses, sifflant et applaudissant tour à tour les hommes et le taureau. Des femmes agitaient leurs mouchoirs comme elles auraient pu le faire dans un cirque de Madrid, des jeunes filles, la joue empourprée et l’œil en feu, restaient là comme à l’Opéra, souriant à côté de leur mère. Des interjections basques, françaises, espagnoles se croisaient avec une animation indescriptible. Au moment où le matador tira son épée fumante du corps du taureau, je crus que le cirque allait s’écrouler. Je n’ai jamais vu pareille frénésie à Paris ni nulle part dans aucun théâtre, dans aucun hippodrome. La vue du sang peut seule, on le croirait, causer une telle ivresse. Il me semble que cela suffit à juger la moralité du spectacle. Il y a dans le cœur de l’homme une bête féroce qu’il faut prendre garde d’éveiller.
Le divertissement n’eut pas d’entr’acte. C’est l’usage. Dans ce genre de pièces, on n’aime pas respirer ; il faut que le sang coule sans s’arrêter. Un nouveau taureau fut lancé dans l’arène, puis un second, puis un troisième, jusqu’à six ; tous blessant et tuant des chevaux, recevant des coups de lance et des flèches et tous immolés à la fin, comme le premier, par l’épée du matador. Dans le nombre, quelques uns, plus pacifiques, refusèrent le combat ; on leur attacha des banderillas de feu, alors l’animal courait, fou de douleur, dans le cirque, secouant les flèches sur ses chairs grésillantes. Le triomphe de cette journée fut pour El Tato, qui pourfendit l’un des taureaux d’un coup d’épée ramené, ce qui est le comble de l’art. L’enthousiasme fut au comble. On lui cria « À toi le taureau! » Et l’espada de couper l’oreille du taureau mort, en signe de propriété. Puis, comme les cris et les applaudissemens redoublent, il jette cette oreille au milieu des bancs de l’amphithéâtre, et l’amphithéâtre se tait comme un chien famélique qui tient son quartier de proie.

Pour moi, j’étais repu bien avant le terme de la course; j’avais assisté au spectacle le cœur et la gorge serrés ; je suffoquais, et comment je me trouvai le lendemain à la même place pour assister à la dernière journée des courses, c’est ce que je ne saurais dire, à moins de l’expliquer par cette férocité naturelle à  l’homme dont je parlais tout à l’heure, par la curiosité de savoir ce que pouvait être la corrida de femmes annoncée par cette journée, et par le désir, lecteur, de vous le raconter. […]

Extrait n° 2 : un spectacle mysogine

Les trois derniers taureaux devaient être combattus par des femmes. De cette dernière course je ne dirai que quelques mots. L’entrée de ces Andalouses au teint très bruni causa un désappointement général qui se manifesta par d’insultantes risées. « Ce ne sont pas là des femmes » s’exclama derrière moi une affreuse vieille qui avait paru prendre grand plaisir à tout le spectacle. Et en effet, ces femmes en jupe courte et en tricot blanc, les unes à pied, les autres à cheval, étaient de si épouvantables sorcières avec leur figure flétrie et terreuse, leurs yeux d’araignée féroce et leur sourire qui ressemblait à une blessure, elles étaient si horribles de taille, d’allure, de costume et de visage, que le taureau lui-même en eut peur. Les dispositions prises pour cette course, en écartant toute idée de péril, enlevaient à ces malheureuses le seul intérêt qu’elles pussent exciter. Le taureau avait les cornes tamponnées et les banderillas étaient remplacées par de longues javelines. Au premier coup de tampon, les femmes picadores furent désarçonnées et roulées clans la poussière, les autres, armées de leurs javelines et rangées sur une ligne, un genou en terre, comme des sauvages à la chasse, attendaient le taureau. Quand l’animal faisait mine de s’élancer, elles se couchaient tout du long ; le taureau, ne pouvant s’arrêter, sautait par-dessus ces maillots étendus, labourant l’air de ses cornes inutiles, et, quand il était passé, les femmes lui jetaient leurs javelots.
La célèbre Martina Garcia fut seule applaudie dans cette ignoble parodie d’un spectacle qui n’avait pas besoin d’être parodié. Elle égorgea deux taureaux haut la main, et obtint la permission d’emporter une oreille. Le dernier taureau fut tué par une étincelle électrique. […]

 

Extrait n°3 : la corrida, une école de la brutalité

On conçoit que l’on s’intéresse à l’adresse et au sang-froid de l’homme aux prises avec une bête sauvage ; le danger qu’il court procure en outre une émotion violente qui fait l’affreux attrait de ce spectacle. Mais comment supporter sans horreur, sans que la pitié se révolte dans notre âme, la vue de ces chevaux qui vont, martyrs muets, promenant dans l’arène sous l’éperon, sous le poignard du cavalier leurs entrailles fouillées par le taureau ? On peut ne pas aimer les hommes, mais il n’est pas permis de haïr à ce point le cheval.

Que ceux qui aiment les spectacles où la vie de l’homme et des animaux est en péril, fréquentent les champs de course, les hippodromes, les cirques. Ils ont de quoi se satisfaire. Parfois le cavalier s’y casse les reins, le cheval tombe pour ne plus se relever, les acrobates y font des sauts périlleux et des sauts mortels, d’autres se suspendent à la nacelle des aéronautes, et on a la chance de voir un jour ou l’autre un de ces malheureux se fracasser la tête. Du moins, dans ces spectacles le sang et la mort ne sont qu’un accident, ils ne sont pas le but obligé, le dénoûment invariable comme dans une course de taureaux où les animaux sont dévoués à une mort certaine, où l’homme lui-même est en perpétuel danger de mort. On s’indigne des combats de gladiateurs chez les Romains. De ces combats aux courses de taureaux il n’y a qu’un pas. Les hommes y luttaient contre des bêtes féroces avant de se déchirer entre eux. L’amphithéâtre ne pouvait pas faire éclater plus de frénésie et de transports que je n’en ai vu à Bayonne, et les femmes qui agitent leurs mouchoirs à la vue de l’homme blessé, du cheval éventré ou du taureau expirant, ne diffèrent pas essentiellement, il me semble, de ces vestales qui décidaient avec le pouce de la vie ou de la mort des gladiateurs.

Les courses de taureaux sont une véritable école de férocité. Le lendemain de la représentation, une feuille de Bayonne dénonça à l’indignation publique le fait suivant. Un cheval, après avoir figuré dans les courses et avoir été mis dans un état désespéré, fut traîné encore vivant, et la corde au cou, par une bande de gamins jusqu’au bord de l’Adour et précipité dans le fleuve. La pauvre bête revient sur l’eau et nage vers le bord, on l’écarte à coups de pierres; elle revient encore, des mariniers lui assènent leurs rames sur la tête et le repoussent avec leurs gaffes : l’agonie du cheval dure ainsi plus d’une heure aux cris joyeux de la populace accourue sur le rivage. C’était le digne épilogue d’une course de taureaux.

Il y a des spectacles qui rendent l’homme plus doux, plus policé, sinon plus moral ; il y en a d’autres qui l’abrutissent, celui-ci est du nombre. Encore une fois, nous espérons que l’introduction des courses de taureaux en France n’est pas définitive, et que l’autorité avisera. […]

Louis Ratisbonne « Une course de taureaux à Saint Esprit« , journal des débats politique et littéraire, samedi 6 octobre 1855, extraits pages 2-3

 

corridas
HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC (1864-1901), La Tauromachie, huile sur carton, 55.5 x 72 cm. Peinte en 1894, cette oeuvre fit partie de la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, ces derniers en ayant fait l’acquisition en 1986.