Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac [1806¬1880] est un gersois né et mort dans son département d’origine. À la fois journaliste et écrivain, cet aristocrate fut surtout un homme politique, député du Gers de 1852 à 1870,  pendant tout le Second Empire. Fervent partisan du régime de Napoléon III avec lequel il eut quelques contacts directs, il rédigea à la fin de sa  vie ses Souvenirs du Second Empire  publiés en 1882 et qui constitue un vibrant plaidoyer en faveur du coup d’État du 2 décembre 1851 et des débuts  du régime impérial. 

Dans cet extrait, Granier de Cassagnac prétend relater les propos que Napoléon III lui aurait tenus en 1852 au sujet de son projet  de transformation urbanistique et de modernisation de Paris, plus connu sous le terme d’haussmannisation. Il prétend reproduire ici les propos de l’Empereur : « je suis sûr des idées, et à peu près des termes ».  L’auteur étant un fervent bonapartiste et relatant ici une conversation  tenue  près de 30 ans plus tôt, nous ne sommes pas obligés de le croire sur parole …

Cette réserve faite, le texte est intéressant à plusieurs titres :

  • En tant que représentant d’un département rural, il se fait l’écho de la réaction des paysans qui s’inquiètent de voir la capitale draîner l’essentiel des investissements et des projets de modernisation, au détriment des campagnes.
  • En tant que député bonapartiste, de droite et conservateur, il s’inquiète de l’afflux sur Paris de « beaucoup d’ouvriers », « cette classe laborieuse, classe dangereuse », toujours prête  à mettre Paris à feu et à sang…
  • Enfin et surtout, par le lien fait par l’auteur entre Haussamnnisation, développement d’un réseau ferré national et création d’un véritable marché national unissant la France des villes et la France des champs.

 


Voici ce que l’Empereur me répondit ; je suis sûr des idées, et à peu près des termes :

« Les propriétaires ruraux de votre pays tiennent, en ce moment, le langage de tous les autres. Je vous prédis qu’ils ne persisteront pas dix ans dans la même erreur. Grâce aux agrandissements et aux embellissements que je médite, Paris deviendra un tel centre d’attraction, que les chemins de fer, exécutés parallèlement, en feront le premier marché d’approvisionnement du monde. Tout ce que les difficultés, les longueurs et les frais de transport en éloignent, y viendra. Vous mangerez à Paris les oeufs frais de votre basse-cour, les fruits, les volailles, les légumes des départements les plus éloignés y arriveront, la nuit, pendant que vous dormirez: et vous serez tout étonnés, à votre réveil, de déjeuner avec du lait venu de Falaise, ou des petits pois cueillis à Perpignan. Avant dix ans, les ménagères des villes de province se plaindront de ce que le marché de Paris leur enlève tout. Ah! oui, sans doute, le prix de la main-d’oeuvre augmentera dans les campagnes, mais je ferai gagner à la terre de quoi payer cette augmentation. Je ne demande à votre conseil général qu’un peu de patience; dites-lui de me faire crédit pendant dix ans.

Vos objections à vous sont plus sérieuses. Oui, je sens bien comme vous que j’attirerai à Paris beaucoup d’ouvriers, et que tous ne seront pas reconnaissants du bien que je leur ferai. S’ils ne savaient par expérience comment je mène les brouillons, plus d’un serait peut-être tenté de recommencer; mais tenez pour certain que tant que je vivrai, les émeutiers resteront en repos. Donc, ne redoutez pas ces agglomérations inévitables, et dans lesquelles, au demeurant, le bon balancera au moins le mauvais.

« La transformation de Paris est le complément nécessaire du réseau de chemins de fer dont je veux couvrir la France, et qui, en un temps donné et prochain, se souderont aux chemins étrangers. Que deviendraient ces flots de voyageurs jetés dans une ville qui n’est pas percée en vue de les recevoir? Où seraient les voitures pour les distribuer dans les divers quartiers, et les hôtels pour les loger? Et puis, peut-on songer à attirer les étrangers à Paris, pour leur montrer des quartiers infects, sans air et sans soleil? D’ailleurs, on ne va que là où l’on se plait; il faut qu’on se plaise à Paris. Je ferai de vastes parcs bien aménagés, bien arrosés, bien percés, avec les bois embroussaillés et poussiéreux de Boulogne et de Vincennes je sèmerai des squares à travers la ville, et je ferai un parterre des Champs-Élysées. Je sais que l’on critiquera, que l’on se plaindra. Le paysan, dont on coupe la vigne pour faire passer une ligne de rails, pousse des cris perçants, le propriétaire parisien dont on détruit le nid à rats, pour élever le Louvre, gémit d’être obligé de déménager ; quand mon oeuvre sera achevée, on me rendra justice ; et, si les partis m’attaquent dans le présent, les chemins de fer de la province et les monuments de Paris me défendront dans l’avenir. »

Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac, Souvenirs du Second Empire, tome II, 1881, p.221 à 223