En tant que directeur du journal La Cocarde, Maurice Barrès a assisté à la dégradation du capitaine Dreyfus dans la cour des Invalides, le 5 janvier 1895. Son article est publié le lendemain en page 1 de La Cocarde du 6 janvier 1895. 

Lancée en 1888, La Cocarde est  à l’origine un journal dévoué au mouvement boulangiste. Après la mort du général Boulanger en 1891, il devient un journal nationaliste que dirige Maurice Barrès  d à   Reconnu comme étant un bon écrivain (sur la forme), Maurice Barrès publie chaque jour ses réflexions en première page, comme c’est le cas ici.

Cet article, écrit par un témoin direct de la dégradation de Dreyfus, illustre le caractère antisémite du nationalisme français qui est en train d’émerger à la fin du 19ème siècle. Dreyfus – dont le nom n’est cité qu’une seule fois dans l’article –  est désigné comme Judas, qui devient ici   l’ allégorie de la trahison de la Patrie et qui est  aussi,  bien sûr,  une  allusion cousue de fil blanc à la judéité du capitaine. Dreyfus, avec  « sa figure de race étrangère, sa roideur, toute son atmosphère » , est donc, aux yeux de Barrès, par essence un traître à « notre admirable race » à laquelle il n’appartient pas… 


Réflexions

La parade de Judas

Quand à neuf heures sonnant, le petit peloton se détacha de l’angle de l’immense carré, les cinq à six milles personnes présentes là et si émues par cette tragique attente eurent une même pensée : Judas marche trop bien ! Certes, c’était un décor plus beau qu’à la Roquette; et, s’il y manque la vue du sang, on y trouve un spectacle unique au monde : un homme méprisé, abandonné de tous. « Je suis seul dans l’univers », aurait-il pu s’écrier. Sa mort du moins, la chute de son cadavre eussent éveillé chez nous quelque humanité que sa correction, tout son aspect de mensonge empêchèrent absolument.

Tous nos cœurs semblaient avoir cessé de battre, tant le spectacle était poignant et tant l’homme nous laissait insensibles, tandis que le brigadier de la garde, magnifique de tenue et merveilleux dans ses gestes, le dépouillait si vite et si lentement, de ses boutons, de ses galons. Le plus terrible fut quand on brisa son sabre.

Cependant, Judas, sur la tête des malheureux qui sont unis à lui (mais ne pensons point à cette pauvre femme, à ces enfants qui nous forceraient à nous émouvoir) jurait de son innocence. Hélas! elle est inadmissible. Si j’en crois des personnes informées, on s’est servi, pour le convaincre, du procédé connu : on lui a communiqué, à lui seul, des documents fabriqués exprès et qu’on a retrouvés dans les mains de l’étranger. Cependant, la parade, cette cérémonie si puissante de simplicité, n’était point terminée par la dégradation. Judas, jusqu’à cette heure, avait été un petit point, presque une abstraction, au milieu de cet immense espace. Maintenant il allait, comme un pilori qui marche, être exposé aux regards de tous… Il défila. La foule hurlait dans le lointain : “A mort !” Comme sa promenade semblait longue.

Quand il passa auprès de nous, il s’écria : “ Vous direz à la France entière que je suis innocent:” Sa figure de race étrangère, sa roideur, toute son atmosphère révoltent l’homme le moins prévenu. Quand j’ai vu Emile Henry entraîné à la guillotine, je n’avais pour lui qu’un sentiment fraternel. Mais avec celui là nous n’avons rien à faire. “Dans trois ans, disait quelqu’un, il sera capitaine de uhlans.” Ah! Non certes, il n’est pas au monde un groupe d’hommes qui puisse accepter Dreyfus. Seule, dans un bois décrié, une branche d’arbre se tend vers lui pour qu’il s’y pende.

Et puisqu’il a fait appel au témoignage des assistants qui sont en mesure de raconter au pays ce qu’ils virent, nous devons, pour nos frères français, compléter la dégradation de Judas, lui arracher quelque chose encore : la vérité, qui enfin lui échappa. Remis entre les mains du capitaine de service il a déclaré,sous l’émotion dont une telle parade, la plus formidable humiliation qui puisse atteindre un homme, l’avait secoué : « Si j’ai livré des documents, c’était pour en recevoir,en échange, de plus utiles à la défense nationale.»

Maintenant, Judas emmené, les musiques militaires mettaient leur légère sonnerie, sonnaient l’honneur et la loyauté sur la place et disaient à la foule que tout était rentré selon l’ordre et la tradition française. Les troupes défilaient dessinant leurs jolies figures… Fort bien ! Mais plus profond, dans notre pays, il y a des choses à changer, des galons à arracher, des enseignes à briser. Nous ne ;sommes pas sûrs les uns des autres. Une poignée d’hommes mettent çà et là de légers points de pourriture sur notre admirable race.

En revenant, à travers la foule, nous avons croisé le mouchard Alibert, l’homme de Quesnay de Beaurepaire et de Reinach, le faux témoin de la Haute Cour. Il était en uniforme d’officier de réserve. La foule à qui l’on jetait son nom le huait, ricanait. Judas partout ! Celui-ci subventionné par les Reinach ! Quand donc les Français sauront-ils reconquérir la France ? Unissons nous tous pour dégrader les traîtres. Qu’ils trouvent partout autour d’eux, organisée spontanément, la parade du mépris.

MAURICE BARRES

La Cocarde, 6 janvier 1895, page 1

Cet article peut être complété par celui de Jean-Michel Crosnier sur un autre témoin, présent lui aussi dans la cour de l’Ecole de Guerre en même temps que Maurice Barrès. Il s’agit de Theodor Herzl, futur théoricien du sionisme :

La dégradation de Dreyfus vue par Theodor Herzl

« Condamnation pour espionnage » : le correspondant de la « Nouvelle Presse Libre » nous télégraphie de Paris