Louis-Napoléon Bonaparte, après sa tentative, pour le moins ridicule, de soulèvement contre la Monarchie de Juillet, en 1840, se retrouve condamné à la perpétuité dans le fort de Ham (Somme).
C’est là qu’il y achève son ouvrage, L’extinction du paupérisme,  en mai 1844. Dans son opus, produit de plusieurs obédiences philosophiques et des observations personnelles de son auteur, le futur Napoléon III propose de créer des colonies agricoles là où se trouvent des terres incultes et d’en confier la gestion à une association ouvrière. Il propose en outre la création d’une « classe intermédiaire », « entre les ouvriers et ceux qui les emploient », « le corps des prud’hommes ».
Ceux-ci, comme le précise l’extrait proposé ci-dessous, seraient élus annuellement, au terme d’une assemblée se tenant dans les communes et à raison d’un prud’homme pour dix ouvriers. Louis-Napoléon leur assigne la fonction d’être « le premier degré de la hiérarchie sociale ».
Le programme des colonies agricoles ne sera jamais appliqué.


« Le corps des prud’hommes » dans l’Extinction du paupérisme de Louis-napoléon Bonaparte

« Mais comme les masses ont besoin d’être instruites et moralisées, et qu’à son tour l’autorité a besoin d’être contenue et même éclairée sur les intérêts du plus grand nombre, il est de toute nécessité qu’il y ait dans la société deux mouvements également puissants : une action du pouvoir sur la masse et une réaction de la masse sur le pouvoir. Or, ces deux influences ne peuvent fonctionner sans choc qu’au moyen d’intermédiaires qui possèdent à la fois la confiance de ceux qu’ils représentent et la confiance de ceux qui gouvernent. Ces intermédiaires auront la confiance des premiers dès qu’ils seront librement élus par eux, ils mériteront la confiance des seconds dès qu’ils rempliront dans la société une place importante, car on peut dire en général que l’homme est ce que la fonction qu’il remplit l’oblige d’être.
Guidé par ces considérations, nous voudrions qu’on créât entre les ouvriers et ceux qui les emploient, une classe intermédiaire jouissant de droits légalement reconnus et élue par la totalité des ouvriers. Cette classe intermédiaire serait le corps des prud’hommes.
Nous voudrions qu’annuellement tous les travailleurs ou prolétaires s’assemblassent dans les communes, pour procéder à l’élection de leurs représentants ou prud’hommes, à raison d’un prud’homme pour dix ouvriers. La bonne conduite serait la seule condition d’éligibilité. Tout chef de fabrique ou de ferme, tout entrepreneur quelconque serait obligé par une loi, dès qu’il emploierait plus de dix ouvriers, d’avoir un prud’homme pour les diriger, et de lui donner un salaire double de celui des simples ouvriers.
Ces prud’hommes rempliraient dans la classe ouvrière le même rôle que les sous-officiers remplissent dans l’armée. Ils formeraient le premier degré de la hiérarchie sociale, stimulant la louable ambition de tous, en leur montrant une récompense facile à obtenir.
Relevés à leurs propres yeux par les devoirs mêmes qu’ils auraient à remplir, ils seraient forcés de donner l’exemple d’une bonne conduite. Par ce moyen, chaque dizaine d’ouvriers renfermerait en elle un germe de perfectionnement. Ce qui améliore les hommes, c’est de leur offrir toujours devant les yeux un but à atteindre, qui soit honorable et honoré!
Pour l’impulsion à donner à la masse pour l’éclairer, lui parler, la faire agir, la question se trouve simplifiée dans le rapport de 1 à 10 ; en supposant qu’il y ait 25 millions d’hommes qui vivent au jour le jour de leur travail, on aura deux millions et demi d’intermédiaires auxquels on pourra s’adresser avec d’autant plus de confiance qu’ils participent à la fois des intérêts de ceux qui obéissent et des idées de ceux qui commandent.
Ces prud’hommes seraient divisés en deux parties. Les uns resteraient dans l’industrie privée, les autres seraient employés aux établissements agricoles. Et, nous le répétons, cette différente mission serait le résultat du droit de l’élection directe attribué à tous les travailleurs ».

Louis-Napoléon Bonaparte, L’extinction du paupérisme , chapitre II, extrait p.60-61 de l’édition l’Esprit du Temps.