À la fin des années 2000, la France entre dans l’âge de la viralité numérique. Après la campagne fiévreuse des présidentielles de 2007 qui a fait triompher Nicolas Sarkozy en mai, les premiers mois du nouveau chef de l’État sont marqués par une série d’incidents et de petites phrases, relayés massivement sur Internet.

Témoin du changement d’époque, le « buzz », selon l’expression nouvelle, du « Casse-toi pauvre con ! » du président, à l’inauguration du Salon de l’Agriculture, le 23 février 2008.

En réponse à un passant qui venait de lui dire  « touche-moi pas, tu me salis », Nicolas Sarkozy lui lâche cette fameuse phrase qui, en trois jours, enregistre des records de visionnage sur YouTube (1.5 millions de vues sur le seul compte du Parisien, 3 millions sur l’ensemble de la toile). La vidéo est disponible sur l’INA.

L’expression inspire une chanson de rap, un livre, une bande dessinée, tandis que les opposants de Nicolas Sarkozy la réemploieront désormais contre le locataire de l’Élysée à de nombreuses reprises. Elle participe de la baisse de popularité précoce du président liée, outre ses difficultés sur le terrain du pouvoir d’achat des Français, à l’étalage de sa vie privée (divorce, remariage, style de vie « bling bling »).

Si Nicolas Sarkozy a exprimé ses regrets depuis (voir texte 2), cette phrase constitue l’une des grandes pièces à conviction dans le procès médiatique en désacralisation de la fonction présidentielle.

L’épisode peut alimenter la réflexion autour du thème sur l’information en HGGSP Première ou sur la fonction présidentielle en histoire Terminale.


Les textes

L’incident

Le chef de l’Etat a inauguré hier le Salon de l’agriculture. Dans la bousculade, un incident l’a opposé à un visiteur. Innovation par rapport à Jacques Chirac, le président a aussi prononcé un discours devant les agriculteurs.

BAIN DE FOULE et foire d’empoigne dans les allées… mais aussi rupture avec Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy, qui inaugurait hier pour la première fois le Salon de l’agriculture en tant que président de la République, sera resté un peu moins de deux heures porte de Versailles. Son prédécesseur passait volontiers jusqu’à six heures dans la plus grande ferme de France ; Sarkozy a préféré s’en tenir à une visite express et à un discours devant les responsables agricoles. Arrivé peu après 10 heures, le chef de l’Etat est accueilli par Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, et Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA. Dans la bousculade, le cortège se dirige difficilement vers le « grand ring », une carrière de sable entourée de tribunes où Sarkozy doit prendre la parole. Auparavant, on lui présente les vedettes du salon, avec des spécimens des différentes races de taureaux, vaches, chevaux. Le président flatte un museau, empoigne une corne. Puis, tandis que les animaux quittent le ring, Sarkozy s’installe derrière son pupitre. Il vante l’agriculture qui a « façonné nos paysages », plaide pour une « nouvelle donne agricole » et promet d’engager une « refondation » de la politique agricole commune (PAC) dès la présidence française de l’Union européenne, le 1er juillet, en bousculant le calendrier qui fixe le début des discussions en 2013. […] Et il annonce que la France sera le premier pays à déposer à l’Unesco en 2009 une candidature pour permettre le classement de sa gastronomie au Patrimoine mondial de l’humanité. La voix un peu cassée, il conclut : « C’est vrai, je n’ai pas été élevé dans une ferme, mais les valeurs de l’agriculture, le travail, l’effort, le mérite, la liberté, la solidarité avec la famille et les collègues, ce sont des valeurs que je connais bien. Elles ont fait la France et je n’ai pas été élu pour les laisser tomber. » Le public applaudit. Un céréalier d’Orléans opine, sans grand enthousiasme : « Il parle beaucoup, mais il ne connaît pas notre métier. On préférait Chirac. »

« Touche-moi pas, tu me salis »

À l’issue du discours, le chef de l’Etat entame une rapide tournée des stands, entouré par un vigoureux service d’ordre. […] Au détour d’une allée, il boit un verre de lait, avale un morceau de jambon de Bayonne, croque dans une pomme. Un moustachu en chemise de bûcheron lui lance : « Eh, Sarko, tu fais quoi sur le pouvoir d’achat ? Et pour nos retraites à bientôt 70 ans ? » Mais Sarkozy est déjà loin. Il s’approche d’un homme qui se recule aussitôt : « Touche-moi pas, tu me salis. » Interloqué et ulcéré, le chef de l’Etat réplique : « Casse-toi alors, pauvre con. » Quand Sarkozy et sa troupe changent de hall, ils sont salués par un mélange d’applaudissements et de huées. Au moment du départ, alors que les voitures du cortège sont prêtes à démarrer, le président s’offre un dernier bain de foule. On se presse en effet pour l’approcher. Alors que dans le dernier baromètre Ifop-« JDD », il perd encore 9 points quand son Premier ministre en gagne 7, avec 57 % de bonnes opinions, le président savoure manifestement ces instants-là.

Didier Micoine, « Sarkozy dans la cohue du Salon », dans Aujourd’hui en France, 24 février 2008


Les regrets de Nicolas Sarkozy

C’était un samedi matin où je devais visiter le Salon de l’agriculture. Comme à l’accoutumée, la foule était au rendez-vous de cet événement populaire, bon enfant et joyeux. Ma visite était très attendue. Compte tenu de l’ambiance politique, chacun spéculait sur l’accueil qui me serait réservé ! La veille au soir, j’étais rentré fébrile et malade. J’avais de la fièvre mais ce n’était vraiment pas le moment d’annuler quoi que cela soit. Je démarrai très tôt le matin ce long marathon par un petit déjeuner avec les responsables syndicaux de la FNSEA. C’était toujours un moment agréable car ils connaissaient leurs dossiers sur le bout des doigts et je devais me livrer à un intense travail préalable de mise à jour de mes informations sur leurs sujets de prédilection pour être en mesure de leur répondre avec un peu de pertinence. Ils aimaient leurs métiers et ne voulaient pas mourir. Je les comprenais et appréciais la compagnie de ces « ouvriers de la terre ». Ce jour-là, la pression autour de moi était encore plus présente qu’à l’accoutumée. Il y avait plusieurs dizaines de micros, de caméras, de photographes, de journalistes qui, par leur seule présence, hystérisaient l’environnement, bousculaient les passants et faisaient monter l’agressivité de plusieurs crans. J’ai toujours trouvé un peu ridicules les records de durée qu’il fallait battre à chaque nouvelle visite au Salon, comme les concours de levée de coude, ou la démonstration tapageuse de la capacité de chacun à avaler n’importe quoi à la file. Je préférais de beaucoup les échanges intelligibles et les discussions approfondies. Je devais cependant ne pas rester moins de neuf ou dix heures, sans quoi on m’accuserait d’avoir manqué de respect à mes interlocuteurs paysans. Je terminais toujours ces visites exténué et la tête pleine de tout ce qui m’avait été dit de droite et de gauche. Il fallait être vigilant vis-à-vis de la foule des visiteurs venue en général en famille, dont les opinions politiques étaient par construction à l’unisson des différences françaises. Les caméras étaient braquées sur moi à chaque instant, et ce même quand je ne parlais pas. La moindre faute de concentration se payait cash. Il ne devait pas être loin de 12 h 30. J’arpentais le salon depuis près de cinq heures. L’accueil avait été bon, voire très bon. Il n’y avait pas eu le moindre sifflet et en revanche beaucoup d’applaudissements s’étaient fait entendre. Cela arrivait très fréquemment dans les périodes difficiles. Le public français est plutôt gentil. Lorsqu’il voit quelqu’un être attaqué par tous, il a tendance à en rajouter dans son soutien. J’étais content, et confiant, comme soulagé par ces conditions d’accueil meilleures que celles qui m’avaient été promises, et même que celles que j’avais pu redouter. C’est alors que l’incident se produisit. Il y avait beaucoup de monde et une certaine confusion. Je me rappelle qu’un grand type s’est soudainement retrouvé devant moi. Était-ce le hasard ou l’avait-il fait exprès ? Je ne saurais le dire. Il se mit juste sur mon passage. Je dus poser ma main sur son bras pour m’excuser et tenter de le contourner tout en lui adressant un « Bonjour, Monsieur ». C’est alors qu’il me dit : « Touche-moi pas, tu me salis ! » Je reconnais que cela ne m’a pas plu. Je m’arrêtai. Je le regardai et lui dis : « Casse-toi, pauvre c… ! » Nous en sommes restés là. Il se retira enfin sans plus de protestation. Quasiment personne autour de moi ne s’était même rendu compte de quoi que cela soit tant la cohue était grande. Hélas pour moi, il y avait une toute petite caméra que naturellement je n’avais pas vue. Elle, à l’inverse, avait tout saisi, et tout filmé ! La visite se termina parfaitement bien. Je rentrais à l’Élysée satisfait. J’avais décidé de me reposer cette après-midi-là et de soigner ma fièvre. C’est seulement au milieu de l’après-midi que je pris connaissance des dégâts. La vidéo était devenue virale. De mémoire, je crois me souvenir qu’elle avait très vite dépassé les deux millions de vues. Comme on peut l’imaginer, les polémiques redoublèrent. Je fus attaqué de toutes parts. Chacun y allait de sa propre analyse sur la sagesse qui me faisait défaut, sur mon éducation qui était défaillante ou même sur une forme de violence que j’avais de plus en plus de mal à contenir. J’ai remarqué que « les observateurs » sont toujours très diserts dans ce genre de situations, car ils peuvent parler jusqu’à satiété sans avoir à ouvrir un dossier ni travailler un sujet. Chacun dit sa vérité sans être contredit et trouve ainsi prétexte à déverser toute sa frustration politique. C’était entièrement de ma faute. Je n’avais qu’à ne pas tomber dans ce piège comme un débutant. Je n’avais vraiment pas besoin de cela, mais c’était ainsi. Pour le coup, et pour reprendre une expression de mon successeur : « Un Président ne devrait pas dire ça ! » C’était une erreur, voire une faute, même s’il n’y avait pas lieu d’aboutir à un tel charivari politicien qui, d’ailleurs, dura moins longtemps que j’aurais pu le craindre. Pourquoi cette inespérée brièveté ? La polémique qu’a connue Emmanuel Macron lorsqu’il s’était adressé à un jeune en lui disant : « Moi, je traverse la rue, je vous en trouve, un emploi ! » m’a fourni des éléments de réponse. Je ne veux pas juger ni critiquer Emmanuel Macron. Il a bien assez de contempteurs pour cela. Il n’a pas besoin de moi en plus. Mais j’ai observé qu’on lui avait reproché d’avoir pu paraître méprisant à l’endroit de son interlocuteur. Je suis certain que ce n’était pas l’intention de l’actuel président de la République, mais c’est l’image que ses adversaires ont voulu laisser de lui. Quant à moi, j’étais passé pour grossier, mais pas pour arrogant. En France, il n’y a rien de pire que l’arrogance. C’était ainsi que, comme pour les pêcheurs du GuilvinecLe 06 novembre 2007, Nicolas Sarkozy a répondu fermement aux insultes d’un pêcheur au Guilvinec, je reçus par la suite un très abondant courrier de soutien de Français qui avaient tenu à me faire savoir : « À votre place, j’aurais fait la même chose. Il ne faut pas se laisser insulter sans rien dire ! » C’était gentil, mais ils n’étaient pas à ma place. J’étais président de la République et je n’aurais pas dû me mettre à la portée de mon « insulteur » du jour. C’était une erreur et une bêtise de tomber à pieds joints dans un piège aussi grossier.

Nicolas Sarkozy, Le temps des tempêtes, Humensis, 2020 (pp. 293-294)

Y Le temps des tempêtes.