Depuis 1964, le Salon international de l’Agriculture, qui a lieu fin-février ou début mars, est la grande rencontre paysanne annuelle, porte de Versailles à Paris. Entre paille, cochons et rillettes, les responsables politiques y déambulent rituellement, sous l’œil affuté des caméras et la plume acérée des journalistes.
L’ombre de Jacques Chirac y plane encore aujourd’hui. Pendant plus de trente ans, celui qui fut tour à tour ministre de l’Agriculture (de juillet 1972 à Février 1974), député, premier ministre, maire de Paris et bien entendu président de la République, y revenait tous les ans, avec bonheur et gourmandise. Avec J. Chirac, le salon de l’agriculture est ainsi devenu un temps fort de la communication politique, un rituel républicain que l’ancien président maîtrisait à la perfection.
Autant d’épisodes qui permettent d’aborder notre histoire politique récente au programme de Troisième et de Terminale, ainsi que nos cours de Géographie sur les espaces agricoles.
Nous recommandons particulièrement ici le répertoire photo de Paris Match ainsi que les vidéos de l’INA dont celle sur sa fameuse formule « ce ne sont pas des bovins mais des chefs d’oeuvre » , ainsi que cette série d’extraits.
Le Salon de l’agriculture de 1995 : « Le « grand Jacques » reste la vedette incontestée du Salon »
Au Salon de l’Agriculture , les bêtes cornues et championnes de la reproduction inspirent Jacques Chirac: à une mère tout émue lui présentant sa petite Laura et un second bambin vaguement inquiet, le maire de Paris, candidat à l’élection présidentielle, conseille très sérieusement: « Madame, vous les faites très bien, alors, maintenant, il faut faire le troisième. »
Quelques minutes plus tôt, alors qu’un joyeux luron lui présentait une vache en peluche, il notait, en connaisseur: « Ça doit pas être une limousine, elle a le pis rose. » Devant chaque stand d’élevage – bovins, ovins ou volailles – il s’est fendu d’un très convaincu « belle race, belle race ». Et ça marche. Venu le matin inaugurer ce 32e salon, Jean Puech, le ministre (PR et balladurien) de l’Agriculture, n’a pas eu droit au centième de l’excitation populaire et médiatique déclenchée par l’arrivée de Jacques Chirac en milieu d’après-midi, vers 15 heures.
Visite obligée pour les candidats
Chirac, « Chi-Chi », « Jacques », « Jacquot », « le grand Jacques« , ou encore, pour les plus déférents, « monsieur Chirac », « monsieur le maire », ou, pour les plus nostalgiques, qui se souviennent de ses deux années au ministère de l’Agriculture, « monsieur le ministre », demeure la vedette incontestée du salon le chouchou des paysans, même si, à la Porte de Versailles, ceux-ci sont désormais bien moins nombreux que les Parisiens en goguette.
La visite dans les hangars de la Porte de Versailles, parcourus par des milliers de visiteurs, appartient à la tradition, au parcours du candidat-combattant. Les prétendants les plus sérieux au titre suprême ne peuvent l’éviter sous peine de sanction électorale. « Le fait de venir a peut-être peu d’importance en soi, en tout cas moins que dans le passé, résume un syndicaliste du centre de la France. Par contre, ne pas venir serait extrêmement mal ressenti. Quant à l’absence de Jacques Chirac, elle serait pour les agriculteurs tout bonnement inconcevable, incompréhensible. »
Mais il y a peu de chances qu’un tel événement se produise. Là où d’autres sacrifient au devoir, au pensum, lui se régale littéralement. On le sait infatigable serreur de pognes, jamais avare de bisous aux chérubins et pas gêné, quoi qu’on ait pu en dire, par les odeurs. A preuve: monsieur le maire ne cille pas une seconde quand, juste derrière lui, la brave Galette, un monstre originaire d’Abondance, se soulage longuement dans un parfum qui fait défaillir quelques suiveuses des beaux quartiers.
Bref, rien n’a changé: entre les bottes de foin, les visages rougeauds et heureux qui le mangent des yeux et les notables agricoles en sueur dans leurs trois-pièces trop serrés, Chiracest à l’aise comme aux premiers jours.
« Il devrait faire attention », note pourtant un de ses supporters, militant de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), première organisation du monde agricole. « Même dans nos rangs certains n’ont pas digéré ses positions ambiguës sur le traité de Maastricht. Il bénéficie encore d’une forte cote d’amour, mais les gens se posent des questions. »
Les batailles des deux dernières années contre la PAC (politique agricole commune) et les accords commerciaux du Gatt ont laissé des traces. Bien qu’elle soit absente du salon (« une erreur », disent ses concurrents) la Coordination rurale a le vent en poupe chez une forte minorité de paysans, un moment charmés par les sirènes du lepénisme: 12% fin janvier lors des élections aux chambres d’agriculture, alors qu’elle ne présentait des listes que dans un peu moins de la moitié des départements. Son choix est clair: Philippe de Villiers. Le visage du milliardaire et député européen Jimmy Goldsmith figurait ainsi souvent sur ses tracts de campagne.
Test difficile pour Balladur jeudi
Comme d’habitude, les autres organisations, officiellement, ne donneront aucune consigne de vote. Mais personne n’est dupe. « Bien que nous soyons définitivement détachés du PS, reconnaît Gabriel Dewalle, porte-parole de la Confédération paysanne, nos adhérents voteront massivement pour Lionel Jospin. »
Dans les instances dirigeantes de la FNSEA la bataille, murmure-t-on, fait rage entre chiraquiens et balladuriens. « Je crois que le vrai schisme est ailleurs, assure Didier Marteau, président de la FDSEA de l’Aube. Les divergences se font sur les grandes questions, la répartition de la valeur ajoutée, savoir si on va vers une agriculture hyperconcentrée ou plurielle. Pas sur les candidats de droite. »
N’empêche: comme l’indique un autre syndicaliste de la FNSEA, « on ne devient pas artificiellement un ami du monde agricole. Il faut avoir des valeurs. Même si elle est ultra minoritaire chez nous, Arlette Laguiller y est peut-être plus respectée que certains ».
Le message est transparent: après Jacques Chirac, candidat « naturel » du monde paysan, la visite d’Edouard Balladur constituera un test difficile pour le Premier ministre. Difficile, mais pas forcément décisif. Tous les syndicalistes l’admettent: avec moins de 5% de la population, ils ne peuvent plus prétendre être au cœur des campagnes électorales, même si on ne peut encore se passer totalement d’eux. « Le monde agricole doit comprendre qu’il n’a pas seulement des droits, mais aussi des devoirs, dit Gabriel Dewalle, sinon il n’a pas fini de déchanter. »
Alain Leauthier, « Le « grand Jacques » reste la vedette incontestée du Salon », dans Libération, 27 avril 1995
Le dernier Salon de l’agriculture du président Chirac en 2007 : « L’homme qui parlait à l’oreille des agriculteurs »
SALON DE L’AGRICULTURE Un album photos a été offert à Jacques Chirac , retraçant 34 ans de fidélité
La visite touchait à sa fin. À l’occasion d’un arrêt prolongé sur le stand de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (Apca), Christian Patria, le président du salon, a remis à Jacques Chirac un album photos retraçant ses « 34 années de fidélité ». De 1973 à 2007, en effet, il n’a jamais fait défaut, excepté en 1979 (l’année de l’appel de Cochin) « pour raison de santé ».
Jacques Chirac a feuilleté l’album et n’a formulé qu’un seul commentaire : « En 1973, j’étais plus jeune ! » S’il n’a toujours rien dit quant à ses intentions vis-à-vis de l’élection présidentielle, la remise de cet album et la façon dont il l’a accueilli sont probablement à ranger au rayon des signes qu’il ne se représentera pas.
Alimentation et environnement. Pour autant, c’est en président en plein exercice de sa fonction, toujours dans l’action, combatif, qu’il a accompli, hier, ce qui peut s’apparenter à sa tournée d’adieu au monde agricole. On a pu en avoir l’illustration lors de ses deux arrêts « politiques » sur les stands de la FNSEA et de l’Apca. Après avoir salué le salon comme le « rendez-vous des territoires et de l’avenir », Jacques Chirac a précisé ce que doit être l’ambition de l’agriculture française : « Économiquement forte et écologiquement responsable. » Avec deux défis à relever. Celui de l’alimentation, car « le nombre d’habitants sur la planète s’accroît plus vite que la capacité de les nourrir ». C’est une « mission fondamentale », dit-il, que de « nourrir les hommes ».
Celui de l’environnement aussi, où « chacun doit apprendre la collaboration pour améliorer les choses. Il nous faut une politique agricole commune en Europe. On peut imaginer des solutions intelligentes élaborées en collaboration. » La politique agricole commune, Jacques Chirac l’a située au-delà de 2013 (date jusqu’à laquelle son financement est assuré), tout en admettant qu’elle puisse évoluer « comme toute œuvre humaine ».
OMC, fermeté.
Mais c’est à propos des négociations à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), dont l’échéance est plus proche, que Jacques Chirac s’est montré le plus virulent. Il s’est déclaré « profondément choqué par l’attitude de Peter Mandelson », le négociateur européen, dénonçant sa « manie de vouloir à tout prix trouver des solutions où l’Europe payerait l’essentiel. C’est inadmissible ! » Il a donc prôné la « fermeté », tant vis-à-vis des États-Unis, « qui ne font aucun effort au niveau des soutiens à l’agriculture», que des pays émergents, « qui ne font aucun effort au niveau de l’industrie et des services ». À cet égard, Jean-Michel Lemétayer, le président de la FNSEA, rapporte que vendredi, lors de sa rencontre traditionnelle avec le chef de l’État à la veille de l’ouverture du salon, celui-ci l’avait « rassuré » quant au soutien dont la position française bénéficie auprès d’une « quinzaine de pays » de l’Union européenne.
« Rassuré » également quant à la position d’Angela Merkel. Le ministre allemand de l’agriculture, Horst Seehofer, qui était présent au salon hier, a fait lui aussi des déclarations apaisantes, mais ceci n’empêche pas la FNSEA de continuer à manifester une certaine prudence.
La patience de Titan.
Côté ambiance, la visite inaugurale de Jacques Chirac a été conforme aux précédentes, créant une situation de bousculade permanente. Tant au niveau des médias, qui voulaient saisir la dernière caresse à une vache de celui qui les affectionne particulièrement. Tant au niveau du public, qui a paru beaucoup plus nombreux pour la première journée qu’il ne l’était l’an dernier. Des vaches, des taureaux, des éleveurs, le président de la République en a salué tant et plus. Titan, le taureau bazadais de Bruno Géraud à Ayguemorte-les-Graves (33), a pourtant bien failli passer au travers. Situé en début le parcours, il n’était pas encore en place au moment du passage du cortège présidentiel. Le circuit le ramenait bien dans ses parages, mais les services de l’Élysée ne voulaient rien savoir. Finalement, Jacques Chirac s’est laissé « détourner », récompensant ainsi la patience du vacher, Olivier Manceau, qui avait maintenu Titan debout et docile pendant près d’une heure trente. Cela faisait trois semaines qu’il préparait ce moment, brossant la bête quasiment tous les jours. Le président s’est alors fendu de ce compliment : « La bazadaise, c’est la plus petite » des races à viande françaises, « mais c’est la meilleure ! » Marc Druart, le président des ostréiculteurs arcachonnais, qui n’était pas loin, a pu lui aussi serrer la main de Jacques Chirac qui lui a affirmé : « Je connais la problématique du bassin d’Arcachon ! »
Noisettes de Cancon.
Mais le premier à avoir salué le président de la République avant même qu’il ne pénètre dans le salon fut Jean-Jacques Libournet, de Cancon (47). Badgé et autocollé de toutes parts, l’animateur-fondateur des Bénévoles de la République lui a remis un bocal en verre, « symbole de la transparence », rempli de noisettes et de noix du pays !
Comme d’habitude, Jacques Chirac a beaucoup complimenté (« superbe ! », « magnifique ! »), embrassé (les enfants, les jeunes femmes et les vieilles dames), signé des autographes et des livres d’or, s’est laissé prendre en photo, a reçu des cadeaux (un panier de pommes et un panier de tomates et concombres notamment), beaucoup dégusté. Le stand des brasseurs de bière lui a même fait une ovation. Ultime salut à un connaisseur…
Jacques Ripoche, « L’homme qui parlait à l’oreille des agriculteurs », dans Sud-Ouest, 4 mars 2007
Le Salon de l’Agriculture, baromètre de la présidence de Jacques Chirac
Entre paille et grain, parmi veaux, vaches, cochons et amis syndicalistes, le Salon de l’Agriculture gagne haut la main l’Oscar du cinéma chiraquien. C’est le livre des records de Jacques Chirac : le temps qu’il y passe, les nourritures qu’il engouffre, les mains qu’il serre, les bovins qu’il flatte. Et l’un de ses lieux privilégiés pour faire de la politique.
Premier arrivé, en février 1995, Jacquou le croquant fait un triomphe. Un beau dimanche de campagne, car son rival Balladur commence à plonger dans les sondages. On lui offre des pommes . L’année suivante, pansement au doigt en prévision des poignées de main, le nouveau président explose le chronomètre : cinq heures d’affilée pour cette première visite d’un chef d’Etat porte de Versailles depuis 1978. A l’Elysée, le déjeuner des ambassadeurs doit être reporté. Mauvais cru pourtant, en février 1997 : deux mois avant l’annonce de la dissolution, M. Chirac passe un long moment avec quatre dirigeants syndicaux. Mais ne reste que trois heures.
Les chroniqueurs retiennent du premier Salon en cohabitation, en 1998, que Lionel Jospin s’est fait agneau, prenant garde de ne pas sillonner les allées plus longtemps que le président : « Il n’y a pas de dysharmonie entre l’Elysée et le gouvernement. Le président est très attaché à la défense de notre agriculture et la position française [sur la PAC] sera arrêtée de concert. » Cette négociation est au plus mal en 1999 et les relations franco-allemandes des plus crispées. Le président n’inaugure pas le Salon, car il visite les troupes en Macédoine : il se contente d’en faire la fermeture. Crainte des banderoles de protestation ? On l’a dit et écrit.
An 2000. M. Chirac papote avec José Bové et promet de lire son livre, Le monde n’est pas une marchandise. Cinq mois plus tard, il est le seul chef d’Etat qui assure, au G8 de Gênes où un militant altermondialiste est tué, « comprendre les manifestants ».
La cohabitation, en 2001, se tend. En pleine crise de la vache folle, à quinze jours des municipales, le Salon de l’agriculture fait office de champ… de bataille. Le président juge « irresponsable » l’avis des experts de l’Afssa sur la tremblante du mouton, demandé par M. Jospin, les accusant de « semer la panique ». Le même fera entrer le principe de précaution dans la Constitution. Jean Glavany, son lointain successeur au ministère de l’agriculture, en est encore retourné. « Sa connivence avec la FNSEA a atteint des degrés d’irresponsabilité incroyable et donné lieu à des contradictions indignes », dit-il, concernant les crises sanitaires ou la PAC.
Février 2002, retour du candidat en campagne. M. Bové a changé de ton, brocardant « l’homme qui vit sous les lambris dorés et qui refuse d’aller s’expliquer devant le juge Halphen », alors que lui-même vient d’écoper de trois mois ferme pour le démontage d’un McDonald’s. En 2004, à quelques semaines des régionales, le monde agricole est en plein désarroi. Des responsables syndicaux, proches de M. Chirac, se retrouvent aussi devant la justice pour détournement de fonds.
2005 ne sera pas meilleur : M. Chirac vient de perdre son ministre de l’agriculture, Hervé Gaymard, pour cause d’appartement somptuaire. Voter non au référendum européen de mai, « c’est se tirer une balle dans le pied », assure le président aux paysans. Voter oui, « c’est se tirer une balle dans la tête », rétorque Jean-Marie Le Pen. En 2006, en pleine grippe aviaire, M. Chirac n’a qu’un mot à la bouche : mangez du poulet. En 2007, adieu veaux, vaches, cochons ?
Béatrice Gurrey, « Le Salon de l’Agriculture, baromètre de la présidence Chirac », dans Le Monde, 5 mars 2007