Le cinéaste Yves Boisset (1939-2025) fut, à partir des années 1970, un des grands représentants d’un cinéma politique français engagé à gauche. Décédé le 31 mars 2025, cette évocation d’un de ses films les plus marquants, Dupont-Lajoie, est une forme d’hommage que nous lui rendons.
Après avoir abordé des sujets sensibles comme l’affaire Ben Barka (L’affaire) en 1972 ou la guerre d’Algérie en 1973 avec R.A.S, Yves Boisset s’attaque avec Dupont-Lajoie à la question du racisme ordinaire dans la société française des années 70.
Le film, tourné en 1974 et sorti sur les écrans en février 1975, a pour personnage principal Georges Lajoie, incarné par Jean Carmet, un cafetier parisien raciste qui se révèle être un personnage veule et détestable. L’histoire se déroule dans le Midi méditerranéen, dans un camping où Lajoie passe ses vacances et se retrouve comme chaque année avec d’autres amis. Outre le jeu des acteurs (Jean Carmet, Victor Lanoux, Ginette Garcin, Jean-Pierre Marielle etc..), la force du film provient du scénario qui commence comme une comédie et qui bascule dans le drame et la violence avec un viol, un assassinat et une ratonnade meurtrière contre des travailleurs immigrés algériens ; et bien sûr du sujet de société, le racisme, traité par Yves Boisset.
Le film aborde de face la question du racisme ordinaire (on ne disait pas encore racisme systémique..) de son époque dont sont victimes, selon Y. Boisset, « les travailleurs immigrés en général et les Arabes en particulier », surtout les Algériens. La colonisation et la guerre d’Algérie terminée 12 ans plus tôt ont laissé des traces et si le racisme touche d’autres communautés immigrées et s’exprime souvent sans fard, les Algériens et les « Arabes » en sont les premières cibles ; en particulier dans le Sud méditérranéen où de nombreux pieds-noirs et beaucoup d’immigrés nord-africains se sont installés. Les actes et les violences à caractère raciste y sont plus fréquents qu’ailleurs. Le choix de tourner le film dans le Midi n’est donc pas anodin.
La société décrite par Yves Boisset est celle des Trente Glorieuses : celle de la croissance et du tourisme de masse ; celle dans laquelle les travailleurs immigrés nord-africains sont souvent des hommes jeunes venus seuls en France pour travailler sur les chantiers ou les usines. Écrit 4 ou 5 ans plus tard, pendant la crise économique et avec un chômage en plein essor, le scénario aurait sans doute été sensiblement différent.
Le texte ci-dessous est l’entretien accordé par Yves Boisset en mars 1975 au journal Droit et liberté, mensuel du M.R.A.P, le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix. Association anti-raciste de gauche, le M.R.A.P accueille avec enthousisame Dupont-Lajoie et affirme que « cet excellent film mérite notre soutien ». Les combats d’Ýves Boisset et du MRAP se rejoignent.
Dans cet entretien, Yves Boisset évoque les conditions de tournage dans le Midi et affirme que « le film est considérablement édulcoré par rapport à la réalité. Il n’y a pas eu pratiquement de jours où. nous n’ayons été confrontés à des incidents de caractère raciste » et en donne plusieurs exemples éloquents. Preuve s’il en fallait de l’utilité de son film.
Dupont-Lajoie, programmé à partir de février 1975, obtient un succès populaire important, avec environ 1, 5 million d’entrées. Bénéficiant les années suivantes de multiples rediffusions télévisées, Dupont- Lajoie a incontestablement marqué une génération. Car « il est rare qu’un film puisse faire émerger une figure archétypale de la société. Dupont-Lajoie réalisé par Yves Boisset est de ceux-là […] » (Yvan Gastaut)1
1: voir Hommes et migrations, Juillet-septembre 2020, nº1330. Yvan Gastaut consacre un article au film Dupont-Lajoie (pp. 64-67) dont notre commentaire s’est inspiré.
Yves Boisset parle des conditions de tournage du film Dupont-Lajoie
Quelles raisons vous ont poussé à faire ce film ?
Si on veut parler du racisme en France en 1974-1975, il faut dire qui en est victime : les travailleurs immigrés en général et les Arabes en particulier. À ma connaissance, aucun juif n’a été tué ni brutalisé gravement en fonction de son origine, mais si l’antisémitisme avait pris une forme violente j’aurais fait un film semblable, où les juifs auraient été les victimes, de même pour les Portugais ou les Noirs … Mon film s’applique à toutes les minorités, à tous les martyrisés en fonction de leurs origines raciales religieuses ou autres … Mon propos a été de montrer que si on commence par tolérer les plaisanteries, les petites histoires racistes sur les noirs, les Arabes ou les juifs, par un engrenage naturel, par conditionnement, des braves gens dans des circonstances dramatiques, deviennent des assassins ! Il faut être très vigilant, même sur les manifestations les plus puériles du racisme.
Pourquoi avez-vous situé votre film dans un milieu populaire?
Parce que c’est en milieu populaire que le racisme a lieu de s’exercer, à cause de la coexistence qui s’exerce dans des conditions matérielles, morales et sociales beaucoup plus difficile qu’en milieu bourgeois. Mes personnages sont à la frange de la petite bourgeoisie et du prolétariat : ils représentent la majorité des Français à l’heure actuelle.
Donc la majorité des Français va se retrouver dans vos personnages. Quelle va être sa réaction?
Les acteurs sont sympathiques, l’humour m’a permis de servir de catalyseur dans la première partie et le viol commis par l’un d’eux permet de refuser l’identification, donc d’accepter la thèse du film. C’est vrai que j’ai voulu choquer les spectateurs, les traumatiser durement, en montrant ce que les gens supportent difficilement, c’est-à-dire l’injustice triomphante, sur le plan officiel en tout cas.
Pourquoi la vengeance du travailleur immigré dont les ratonneurs ont tué le frère, à la fin du film?
J’ai tourné deux fins : dans la première, Lajoie, assassin de la jeune fille qu’il vient de violer éprouve un remord de son geste mais on ne peut pas croire au remord pour le meurtre de l’Algérien et laisser le crime impuni m’est apparu comme démobilisateur. Cinématographiquement aussi, c’était mauvais. Quant au personnage de l’immigré, son geste s’explique par le désespoir et le sentiment de l’injustice. Et puis les travailleurs arabes – c’est normal – ne se laisseront pas toujours agresser ; Si cette situation de fait, l’étouffement par les pouvoirs publics des affaires racistes, l’impunité des agresseurs, devait continuer une justice populaire pourrait s’instaurer. Mais heureusement la situation semble en voie d’amélioration. en particulier grâce aux efforts’ du M.RAP.
Parlez-moi du tournage dans le midi de la France, comment avez-vous été reçu?
Eh bien, je peux dire que le film est considérablement édulcoré par rapport à la réalité. Il n’y a pas eu pratiquement de jours où. nous n’ayons été confrontés à des incidents de caractère raciste. Nous n’avons pas tourné à Grasse! mais, entre autre, à Toulon, où notre acteur Ben Kloua a été agressé un soir par des types qui ont été libérés bien facilement alors qu’ils avaient été identifiés … Il paraît que ce sont des anciens du SAC (sous toute réserve, pour ne pas être attaqué en diffamation … ) connus des services de police pour des affaires semblables … Ils lui ont ouvert le crâne à coups de bouteilles et de matraques et, croyant l’avoir tué ils ont tenté de l’achever de deux balles de 7,65 dans le ventre. Il a fait un long séjour à l’hôpital, et a eu beaucoup de chance de s’en sortir à aussi bon compte … Eh bien, la police l’a dissuadé de maintenir sa plainte : ils lui ont expliqué gentiment qu’il serait obligé de revenir à Toulon, que ça lui coûterait très cher, que ses amis du cinéma ne seraient pas là pour l’aider, qu’il lui faudrait prendre un avocat, et surtout qu’eux ne lui garantissaient pas sa sécurité. Ceux qui l’avaient raté une fois pourraient bien ne pas le rater s’il revenait …
Sans parler de l’accueil de l’hôtelier : « C’est ça vos comédiens, eh bien vous pouvez les remmener, ici ce n’est pas un hôtel à bicots! ». Et les restaurants où il fallait menacer de porter plainte pour que les comédiens arabes puissent être servis … et où ils retrouvaient leurs vestes trouées par les cigarettes, déchirées, pleines de sauces …
Quant aux campeurs qui nous ont accueillis très gentiment, ils étaient d’un racisme qui nous laissaient pantois. Pour leur participation au tournage, je leur expliquais : «Il y a une fille qui a été violée, les gens du camping croient que c’est un ouvrier nord-africain du chantier voisin mais c’est faux … ». Et eux me disaient : -« Faudrait voir! » -« Mais c’est le scénario!” – « Oh vous savez, avec ces types-là, tout peut arriver! », quel psychodrame affreux! .
C’est comme pour la ratonnade, j’ai dû retirer certains figurants qui auraient tapé de toutes leurs forces sur le pauvre Ben Kloua (il a tourné cette séquence avant de se faire ratonner réellement!).
Comment expliquez-vous cette attitude?
Ils sont conditionnés, c’est évident! Et tout d’abord par l’éducation qui pour des gens de 30-35 ans postulait la supériorité absolue de la race blanche. L’éducation des enfants semble avoir fait des progrès depuis la fin des guerres coloniales, mais ce film devrait être obligatoire comme l’école laïque est obligatoire! Il faut tout faire pour que nos enfants ne deviennent pas des Dupont-Lajoie !
Katia LAURENT.
Droit et Liberté, revue mensuelle du MRAP, 21 mars 1975, nº337, p.6
Pour compléter…
Un reportage diffusé à la télévsion au journal de 20 heures, le 6 juin 1972 : cliquer Ici