Entre les guerres et  le service militaire obligatoire pour les jeunes hommes, la société française a baigné au 20ème siècle dans une culture militaire dans lequel le soldat, conscrit ou professionnel ou bien ancien combattant, faisait partie du paysage familier.

L’ancien combattant, le sketch de Coluche que  nous présentons ici, témoigne de cette présence sociale.  Il été joué et popularisé par son auteur au milieu des années 70. Celui qui fut incontestablement  l’humoriste le plus populaire des années 70 campe ici un ancien combattant de la guerre 14-18 haut en couleurs.

Les productions humoristiques, depuis les comédies d’Aristophane, sont le reflet de la société de leur temps et les humoristes,  – quand ils sont bons comme Coluche ou Fernand Raynaud – n’hésitent pas à traiter des sujets d’actualité afin d’obtenir les faveurs du public, toujours prompt à rire ou à se moquer de lui même et des autres.  Les textes des chansons ou des sketches, quand ils sont suffisamment élaborés, peuvent donc être analysés comme  des documents historiques,  puisqu’ils nous renseignent sur le passé d’une société, à un moment donné.

NB : Pour laisser toute la place à l’humour, nous avons placé le commentaire du document après le texte et l’audio  du sketch.


L’ancien combattant

J’regarde si c’est pas miné. Repos la classe !

J’me présente : Dumoulin ! J’m’appelle Dumoulin mais les copains m’appellaient Duboudin parce que chaque fois que j’entrais dans la chambrée, y en avait toujours un qui chantait :  » Tiens voilà Dumoulin, voilà Dumoulin… ». Elle est très bonne !

R’marquez faut pas s’plaindre, on n’est pas les plus malheureux !

J’avais un copain y s’appelait Cocu. C’est agréable ! Il osait pas se marier, dis donc.

Pourtant il en avait trouvé une qui voulait bien. C’est peut-être pour ça qui voulait pas ! Alors, y s’étaient mariés quand même, y s’étaient cuités tous les deux. Il est arrivé devant le maire avec sa promise bourrée.

Tiens… ça fait rigoler ça d’habitude, promise bourrée.  Cuitée ! Promise cuitée, c’est promise cuitée qui fait rire ! Vous dérangez pas, j’va vous la refaire. Alors il est arrivé devant le maire avec promise complètement cuité … (applaudissements) ça fait rien, laissez tomber !

Enfin,  lui, il a d’la chance. Il est mort en 14, au début … comme ça il a pas vu la suite. Il avait été blessé au front … Non, pas à la tête, au pied. Ah ben, c’est que ça rigolait pas ! Moi qui vous cause, j’ai été blessé deux fois : une fois à l’abdomen, une fois à l’improviste.

Lui, il avait eu comme qui dirait le pied arraché par un obus de passage. Nom de Dieu !

Alors on s’était dit : « On va y couper la jambe le plus haut possible pour pas que ça s’infecte au genou ». Ah, nom de dieu!

Comme on avait rien pour l’endormir, on a dit : « On va y crever les yeux pour que le malheureux y voie pas sa misère ». On lui a crevé les yeux et on y a dit : – « On t’racontera ». On a pas eu besoin d’y raconter, il est mort pendant qu’on y cassait l’os … avec des cailloux ! Ah ben, On n’avait rien !

Ah non de Dieu, Faut pas se plaindre, on n’est pas les plus malheureux! c’est qu’la guerre de 14 c’était pas les vacances. Heureusement dans un sens parce qu’il a pas fait beau. On s’disait toujours : – « Ah ben ! Y f’ra beau demain ». Et beng ! La flotte ! Remarquez faut pas s’plaindre, au Pakistan, y s’disent toujours : « Ah ben ! On aura une meilleure récolte l’année prochaine ». Et beng, la dèche ! Elle est très bonne… J’l’aime bien aussi !

Ah, on a souffert, hein! de l’odeur tiens ! Oh , misère! Ben vous savez comment ça s’passe ?

Les premiers montent à l’assaut. Y se font tuer à 3 mètres, et après ça pue pendant toute la guerre !

Parce que tout le monde y disait : « Le front ! Le front ! ». Mais quand on est arrivés, il existait pas le front, il a fallu qu’on le fasse ! Nom de Dieu ! Les Allemands étaient comme qui dirait à 100 mètres de nous. On leur a dit :

– On fait le front ici !

– Ja !

– On creuse ici !

– Ja, Aufwiedersen !

– Oui ! c’est ça. Aux fines herbes.

Pendant ce temps-là on s’tirait pas d’ssus, sans ça on n’aurait pas pu finir la guerre. Faut être raisonnable !

Alors, tant qu’on a eu des munitions, ça allait encore mais après … Nom de Dieu !

Ils ont commencé à nous jeter leurs bouteilles de bière. J’ai gueulé ! J’ai dit : – « Merde, Y pourraient avoir des poubelles, quand même ! ».

Alors nous, on leur a jeté nos boites de corned-beef, pleines. On en avait plein.

C’est des petites boites kaki dehors, vous savez, caca dedans. On en avait beaucoup. C’était des boîtes qui nous restaient de la guerre de 70, déjà… Ben, il en est resté assez pour faire toute la guerre de 40 ! C’est seulement qu’arrivés en Algérie qui z’ont dit : – « On vous laisse l’Algérie mais vous nous reprenez le corned-beef … » C’est plus tard qu’ils les ont revendu à Jacques Borel. Remarquez, faut pas se plaindre ! On n’est pas obligés d’y aller hein ! Ah, nom de Dieu !

Mais moi,  je regrette pas de l’avoir fait la guerre !

D’abord parce que j’suis pas mort, et puis parce que j’ai été décoré. Ben oui, puisque j’suis pas mort ! A la guerre, on décore ceux qui r’viennent. Ceux qui sont morts, c’est ceux qu’étaient devant. Ben dame ! On peut pas être partout, hein!

Alors j’ai ma pension et puis il y a les commémos. Les commémos, c’est bath ça !

On y va, on pose un bouquet de fleurs, on joue toujours la même chose et puis après on a un banquet avec les copains. On s’en met plein la gueule ! Bien sûr, c’est pas nous qui paye, c’est vous !

Et puis y a toujours un ministre. En général, c’est Debré. J’sais pas comment y s’démerde çui là !

Il est tout le temps là ! Ah puis c’est un bouc-en-train, nom de Dieu !

T’entends un bouchon qui saute, c’est Debré !

Y en a un qui ronfle pendant le discours de Malraux, c’est Debré !

Y en a un qui s’met un entonnoir sur la tête pour faire marrer ses copains, dites-le avec moi : (Le public)  » C’est Debré ! « . Alors ! Je l’invente pas. Tout le monde le sait !

Tiens à propos faut que je vous raconte une anecdote.

Alors, figure-toi qu’un jour, c’était la nuit d’ailleurs, après une commémo. J’sais pas si c’était la chaleur ou l’émotion,  mais tout le monde était bien  ému. Et le p’tit Michel était complètement ému ! Alors je lui dis : –  » Ecoute, Michel, tu vas pas rentrer comme ça! Tu vas t’faire engueuler par ta bergère ! T’as qu’à venir dormir à la maison. On n’est pas riches comme Fréjus, mais on peut loger un copain « .

J’le monte dans ma bagnole. On fait pas 300 mètres, nom de Dieu ! On s’fait arrêter par deux gendarmes ! Je dis au plus grand par la taille : – « Faites attention, le p’tit qu’est roulé en boule derrière, c’est Michel Debré « .

Y m’répond : – « Je sais, moi je suis la Callas et mon copain c’est les Beatles ».

Ah, nom de Dieu ! Ils nous emmenés à la gendarmerie, eh ben : Heureusement que Michel Debré avait le numéro de téléphone d’Alain Delon sur lui …

Sans ça, on y passait la nuit, mon pote !

Coluche , L’ancien combattant, 1975


Commentaires

Un talent comique exceptionnel

Michel Colucci (1944-1986), plus connu sous son nom d’artiste Coluche, fut incontestablement le phénomène comique des années 70. Son langage fleuri dont il assume la grossièreté, son sens de la provocation, sa salopette rayée bleue et blanche et ses apparitions télévisées à partir de 1974, ont fait beaucoup pour sa popularité. C’est oublier qu’il fut aussi un auteur de textes humoristiques construits et très travaillés. Alors qu’à l’ère des selfies et des réseaux sociaux, nombre de nos humoristes prennent pour source d’inspiration principale eux-mêmes et leur vie passionnante, Coluche campe des personnages dont les traits sont certes grossis pour faire rire mais qui n’en représentent pas moins des types sociaux que le spectateur identifie immédiatement : le mec  qui essaie de raconter une histoire drôle, le flic, le père alcoolique en conflit de génération avec son fils drogué, le charcutier raciste, ou bien encore l’ancien combattant de la guerre 14-18.

 

L’ancien combattant dans le contexte de l’après mai 68

Pour comprendre ce choix et l’hilarité du public, il faut replacer l’écriture de ce sketch sur un ancien combattant dans le contexte des années 70.

Les années 70 correspondent au moment où l’ébranlement culturel provoqué par la crise de Mai 68 déploie ses conséquences. Dans ce grand mouvement de contestation, de libération de la parole et de remise en cause des valeurs traditionnelles par la jeunesse issue du Baby boom,  l’armée  et les militaires ne pouvaient échapper aux critiques. Le service militaire était  encore à cette époque  un rite de passage vers l’âge adulte pour la majorité des jeunes Français et la discipline militaire souvent  tatillonne exercée par des sous-officiers sortis du rang était de plus en plus mal supportée, en particulier par de jeunes étudiants convaincus qu’ « il est interdit d’interdire ».

Cependant, les Français et les françaises  baignent encore dans les années 70 dans une société où le soldat, conscrit, militaire de carrière ou ancien combattant, fait partie du paysage familier et la guerre demeure un référent culturel casi universel. Le sketch de Coluche en témoigne à sa façon  dans le  passage sur les boîtes de corned beef : « C’était des boîtes qu’on avait pendant la guerre de 70… Ben, il nous en  est resté assez pour faire la guerre de 40 ! C’est seulement qu’arrivés en Algérie qui z’ont dit : – « On vous laisse l’Algérie mais vous nous reprenez le corned-beef… »  4 guerres en un siècle …

 

Dumoulin, ancien combattant de la guerre 14-18

Coluche avait donc le choix des guerres pour camper un ancien combattant français. Le choix de celui de la guerre 14-18 s’explique aisément. Même si la grande majorité des anciens combattants de cette guerre sont morts dans les années 70, il en reste encore plusieurs dizaines de milliers (le dernier Poilu Lazare Ponticelli est mort en  2008). Il sont mobilisés  chaque année lors des cérémonies du 11 novembre organisées dans toutes les communes de France autour du monument aux morts. C’est cette présence dans l’espace public que Coluche évoque dans la dernière partie de son sketch. Et presque  tous les Français et Françaises de cette époque ont connu, qui un grand-père qui un vieil oncle, racontant en boucle « sa » guerre des tranchées. L’ancien combattant de la guerre 14-18 est donc une figure familière immédiatement identifiée par le spectateur, son grand âge le rendant de surcroît sympathique.

A contrario, l’ancien combattant de la deuxième guerre mondiale souffre dans l’imaginaire national de la débâcle de juin 40 et on lui préfère la figure du résistant sur lequel on ne fait pas encore d’humour (Le film Papy fait de la résistance sort en 1983). On peut oser un jeu de mots avec Dumoulin ; cela aurait été plus difficile avec Jean Moulin … L’ancien combattant de la guerre d’Algérie, étant en majorité un appelé du contingent effectuant son service militaire en Algérie, a du mal à être reconnu comme tel (1). Et si la guerre d’Algérie est évoquée dans la culture, c’est surtout sur le mode tragique de la critique (2).

Le succès populaire d’un sketch repose sur la connivence qui s’établit entre l’artiste et son  public qui doit identifier immédiatement et sans effort les messages qu’on lui envoie. Autrement dit, pour un sujet tel que l’ancien combattant et la guerre 14-18, l’artiste et le spectateur doivent partager les mêmes référents culturels, ici un certain nombre de connaissances basiques et de représentations mentales de  ce que fut cette guerre. Et c’est bien ce que fait Coluche quand il campe un ancien combattant à l’accent du terroir (on sait le prix humain terrible payé par les campagnes françaises), ou bien encore en parlant du front, des morts et des souffrances endurées.

Faire rire avec la guerre et ses souffrances valut à Coluche pendant des années de nombreuses critiques de la part non seulement des anciens combattants mais aussi de certains de leurs descendants. Sur  l’éternel débat si on peut rire de tout, Coluche  avait répondu sans ambiguïté par l’affirmative.

Notes :

(1) : à ce sujet,  nous renvoyons à l’ouvrage de Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie?

(2) : à titre d’exemple, la chanson de Maxime Le Forestier sortie en  197  Parachutiste évoquant indirectement les guerres coloniales.

Parachutiste a été repris par Joan Baez en  1973. Y Parachutiste interprêtée par Joan Baez