Fernand Raynaud (1926-1973) est incontestablement le comique le plus célèbre des années 60. Sa carrière s’est malheureusement interrompue brutalement dans un accident de voiture, en septembre 1973. Tous les plus de 60 ans se souviennent de ses mimiques, de ses personnages de Français moyen et peuvent probablement citer de mémoire quelques-unes des expressions issues de ses sketches. Il fut aussi l’un des premiers comiques capables de faire rire une salle pendant une heure et demie, lors de ses one-man-shows.
Mais derrière l’humoriste, il y avait aussi un homme de convictions qui fit de l’humour une arme contre le racisme (1). Le sketch intitulé « le douanier » a probablement été écrit en 1971 mais il fut popularisé en 1972. Il s’agit donc d’un de ses derniers succès.
Fernand Raynaud oppose ici deux personnages : le douanier franchouillard et raciste et dont l’imbécillité suffit à discréditer les opinions ; l’étranger capable de tenir un discours construit et humaniste et qui est en réalité le porte-voix du citoyen Raynaud.
En mettant les rieurs de son côté, Fernand Raynaud a fait probablement davantage pour la lutte contre le « racisme ordinaire » que n’importe quel homme politique « sérieux ». Il est également le reflet d’une époque, celle de la fin des trente Glorieuses, qui voit la question du racisme devenir un sujet de société important en France. (2)
(1) cf : article d’Yvan Gastaut « Fernand Raynaud, le rire antiraciste de 1973 », revue « Hommes et migrations », n°1330, 2020.
(2) la loi relative à la lutte contre le racisme est promulguée le 1er juillet 1972.
https://clio-cr.clionautes.org/nous-qui-ne-cultivons-pas-le-prejuge-de-race.html
Le douanier
J’suis pas un imbécile moi, j’suis douanier.
J’aime pas les étrangers, ils viennent manger l’pain des français… ouais !
C’est curieux : comme profession, j’suis douanier, et puis j’aime pas les étrangers… Hein ?
Quand j’vois un étranger qui arrive, puis qui mange du pain, j’dis : « ça c’est Mon pain ! »
Puisque j’suis français, et puis il mange du pain français, donc c’est MON pain à moi.J’aime pas les étrangers parce que moi je suis français, et je suis fier d’être français.
Mon nom à moi, c’est Koularkientensky du côté de ma mère… et Piazzano-Venditti du côté d’un copain à mon père.
C’est pour vous dire si j’suis français !
J’aime pas les étrangers, ils viennent manger l’pain des français…
Dans le village où on habite, on a un étranger, alors, quand on le voit passer, on dit : « Tiens, ça, là, ça – c’est l’étranger ».
On l’montre du doigt, comme un objet… On n’a pas de respect.
Quand on a du respect pour un être humain, on ne dit pas « ça », là, non. On dirait : « Ce monsieur »…C’est un étranger, il vient manger l’pain des français…
Quand sa femme passe, la tête basse, avec ses p’tis enfants qui baissent la tête; on dit :
« Ça, ça là, c’est des étrangers : ils viennent bouffer l’pain des français. »L’autre dimanche, dans mon village, j’avais été – c’était à la sortie de la messe de dix heures – j’avais été communier au café d’en face.
Y a l’étranger qui a voulu me parler. Moi, j’avais aute chose à faire, pensez, parler avec un étranger !
J’avais mon tiercé à préparer… Je suis douanier. Je suis pas un imbécile.
Enfin, du haut de ma grandeur, étant fonctionnaire, j’ai daigné l’écouter, cet imbécile (il est étranger, forcément)…Il m’a dit, euh :
« Ne pensez vous pas qu’à notre époque (1972), c’est un peu ridicule de traiter certaines personnes d’étrangères, nous sommes tous égaux.
Voilà ce que j’avais sur le cœur, je voulais vous dire ça, Monsieur le Douanier, vous qui êtes fonctionnaire et très important, vous qui avez le bouclier de la loi… Nous sommes tous égaux. On peut vous le prouver : quand un chirurgien opère un cœur humain, que ce soit au Cap, à Genève, à Washington, à Moscou, à Pékin, il s’y prend de la même manière : nous sommes tous égaux. »Pauvre andouille va ! Venir me déranger pour dire des inepties pareilles !!!
Il a poursuivi… Ils sont tellement bêtes ces étrangers, ils viennent manger l’pain des français.Y m’a dit… euh … :
« Est-ce que vous connaissez une race où une mère aime d’avantage ou moins bien son enfant qu’une autre race ? »
Là, j’ai rien compris à ce qu’il a voulu dire… J’en ai conclu, qu’il était bête…
En effet, lorsque quelqu’un s’exprime et que l’on comprend pas ce qu’il dit, c’est qu’il est bête !
Et moi je peux pas être bête, …. je suis douanier … : « Vas-t-en, étranger ! »
Il m’a répondu: « J’en ai ras-le-bol, moi. Votre pain, et votre France. Je m’en vais. »
Il a pris sa femme, sa valise, ses enfants, ils sont montés sur un bateau, ils ont été loin au delà des mers, lououain…
Et, depuis ce jour là, dans notre village, eh ben on mange plus de pain, dit !Il était boulanger !!!
Fernand Raynaud, Le douanier, 1972
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