La question de l’immigration a occupé une bonne partie de l’agenda politique de la fin de l’année 2023 et a abouti au vote de la loi « Asile et immigration », votée le 19 décembre 2023. Sur ce sujet sensible, nous avons sollicité Gérard Noiriel afin qu’il replace le « problème » de l’immigration dans une perspective historique de longue durée. Il nous a transmis le texte qui suit qui est un extrait de son ouvrage « Préférence nationale » qui vient d’être publié aux éditions Gallimard.
L’ Auteur
Gérard Noiriel est né à Nancy en 1950 et a grandi dans un milieu populaire qu’il n’a jamais renié. Il a consacré l’essentiel de ses travaux depuis les années 80 à l’histoire de la classe ouvrière et surtout l’histoire de l’immigration en France dont il est un pionnier. Son livre, le creuset français, publié en 1988 et régulièrement réédité depuis, est devenu un classique. Historien engagé, Gérard Noiriel n’a jamais fait mystère de ses opinions de gauche.
Une histoire populaire de la France
Le creuset français – Histoire de l’immigration
Le texte
Gérard Noiriel analyse ici « un moment fondateur dans l’invention du « problème » de l’immigration », dans les années 1880, sous la troisième République. Car, selon lui, c’est à cette époque qu’apparaissent « les principaux arguments que reprennent encore aujourd’hui celles et ceux qui font de l’immigration le principal « problème » de notre société ».
Le document
Le « problème » de l’immigration a fait un spectaculaire retour au centre de l’actualité avec l’adoption de la loi « Asile et immigration », votée le 19 décembre 2023 ; dont de nombreux articles ont été invalidés par décision du Conseil Constitutionnel le 25 janvier 2024. Les polémiques sur ce sujet ont rebondi au mois de février avec l’annonce, par le ministre de l’Intérieur, de la suppression du droit du sol à Mayotte.
Si la France a été un grand pays d’immigration au XXe siècle, ce n’est plus le cas aujourd’hui, puisqu’elle n’arrive qu’en 15ème position dans l’OCDE, en ce qui concerne la part d’immigrés dans sa population. On peut donc se demander pourquoi la question revient sans cesse au centre de l’actualité.
Certains y voient une rupture avec les « traditions républicaines », voire même une illustration du « racisme systémique » qui gangrènerait notre pays. Pourtant, l’histoire montre que les « valeurs républicaines » ont toujours été un enjeu de lutte entre des définitions contradictoires. Pour illustrer ce point, je m’arrêterai sur les années 1880 car c’est un moment fondateur dans l’invention du « problème » de l’immigration.
Les dirigeants de la IIIe République ont adopté au cours de cette décennie des lois essentielles pour notre démocratie concernant la liberté de la presse, l’épanouissement du régime parlementaire, l’intégration des classes populaires au sein de l’Etat-nation. Mais c’est aussi à la même époque que la question de l’immigration a surgi dans le débat public.
Celui qui a joué un rôle majeur dans le déclenchement de cette thématique s’appelait Christophe Pradon, député de l’Ain, membre de la gauche radicale. Dans une intervention à la Chambre des députés, il a fait un constat à mes yeux décisif : « C’est une remarque piquante que les peuples les plus attachés aux idées de progrès, de libéralisme, de démocratie se sont, les premiers, préoccupés de faire des lois sagement protectrices contre l’immigration » (Christophe Pradon, discours à la Chambre des Députés, 2/2/1888).
Les élites ont alors découvert que depuis les années 1860, l’industrie française avait eu massivement recours à l’immigration pour se développer. Mais ce phénomène était resté quasiment invisible tant que les entreprises avaient eu besoin de cette main-d’œuvre. Il n’est devenu un « problème » qu’en raison du retournement de la conjoncture, marqué par les débuts de ce qu’on a appelé « la Grande Dépression », qui a suivi le krach d’une grande banque catholique (l’Union générale), en 1882.
Dès le début de la crise économique, des parlementaires ont imaginé des mesures protectionnistes, visant à taxer les produits venus de l’étranger. Pour résoudre le « problème » de l’immigration, Christophe Pradon proposa alors d’élargir cette mesure en taxant les travailleurs étrangers. Dans l’article qui résume les arguments qu’il a présentés à la Chambre (« Une taxe sur les étrangers », Revue libérale, 1883), il justifie ce projet en mobilisant une rhétorique centrée sur le « Nous Français » (« nos » populations, « nos » ouvriers, « notre » industrie, etc.). Son raisonnement repose sur trois types d’arguments :
1. La sécurité nationale est menacée. Il commence par dénoncer « ces rôdeurs allemands, vagabonds ou curieux, d’allure également suspecte, qui infestent nos provinces de l’Est et contre lesquels il semble que nous soyons désarmés. L’expulsion, c’est pour eux une promenade forcée de quelques kilomètres. Ils rentrent à peine sortis, plus hardis, plus insolents ». Voilà pourquoi, ajoute-t-il, il faut prendre des mesures pour « ne pas livrer la patrie aux envahisseurs ».
2. Les immigrés ne veulent pas s’intégrer. Au début des années 1880, le droit permettait aux individus d’origine étrangère, de décliner la « qualité de Français ». « C’est un scandale sur nos frontières, écrit Pradon, de voir des familles en grand nombre fixées en France depuis plusieurs générations, repousser traditionnellement la qualité de Français, rester neutre en quelque sorte, afin d’échapper à l’obligation du service militaire ». Pradon propose qu’on sanctionne ceux qui n’ont pas réclamé la qualité de Français dans l’année de leur majorité en triplant le montant de la taxe sur les travailleurs étrangers.
3. Les immigrés aggravent le chômage des Français en leur prenant leur travail, et ils les privent des secours auxquels les citoyens français ont droit, en profitant des aides que leur accordent trop généreusement les bureaux de bienfaisance.
Notons aussi, dans la rhétorique de Pradon, la place faite aux « valeurs républicaines ». Son projet visant à taxer les étrangers débute par un vibrant éloge de la fraternité humaine. « C’est sous l’empire des sentiments qui ont inspiré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que nous entendons réaliser plus effectivement l’assimilation, déjà commencée au point de vue du droit civil, entre le Français et l’étranger ». Voilà pourquoi il justifie son projet au nom de l’égalité républicaine. À la différence des étrangers, dit-il, les citoyens français paient « l’impôt du sang », puisqu’ils iront sur les champs de bataille défendre la patrie en danger. De plus, les travailleurs français ont une famille à nourrir alors que les immigrés viennent souvent seuls en France. Il est donc normal, selon lui, qu’en compensation les étrangers soient mis à contribution.
Dès cette époque, on trouve donc les principaux arguments que reprennent encore aujourd’hui celles et ceux qui font de l’immigration le principal « problème » de notre société. Les immigrés nous menacent, ils ne s’intègrent pas, ils prennent notre travail et nos aides sociales.
Certes. Étant donné que le monde actuel est encore un conglomérat instable d’États-nations, la maîtrise des flux migratoires est l’une des tâches qui incombent aux pouvoirs publics. Mais placer constamment l’immigration au centre du débat politique, c’est faire le jeu des idéologies et des partis nationalistes. Étant donné que le « problème » de l’immigration est insoluble (sauf à instaurer une dictature interdisant aux individus de se déplacer), les aventuriers de la politique peuvent toujours s’en saisir pour promettre aux citoyens qu’ils mettront fin au « laxisme » des politiciens en place, en allant plus loin dans la répression contre des étrangers, accusés de tous les maux. À la fin des années 1930, l’effondrement de la IIIe République fut la conséquence de ces dérives xénophobes, antisémites et racistes.
Gérard Noiriel, Préférence nationale. Leçon d’histoire à l’usage des contemporains, Gallimard, collection « Tracts », mars 2024.