Il y a cinquante ans, en 1974, la traduction en de multiples langues et la publication à des millions d’exemplaires à travers le monde de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne fut assurément un événement littéraire exceptionnel. Véritable pavé lancé contre le régime soviétique dirigé par le camarade Leonid Brejnev, la publication à l’Ouest de L’archipel du Goulag valut à son auteur d’être déchu de la nationalité soviétique et d’être expulsé de son pays. Commencèrent alors pour Soljenitsyne 20 années d’exil.
Si les réalités du système concentrationnaire stalinien n’étaient pas inconnues en Occident, la dimension, la puissance et la qualité de L’archipel du Goulag en font une des oeuvres politiques majeures de l’après guerre, dont l’influence sur le destin du communisme à la fin du siècle dernier n’a pas été négligeable.
La rédaction de L’archipel du Goulag puis le passage du texte à l’ouest sont épiques et sont maintenant bien connues. Pour en savoir plus, cliquez Ici
Définir la nature de L’archipel du Goulag est un exercice complexe. Livre d’histoire (celle du Goulag de 1918 à 1956) d’un genre particulier, puisque l’auteur n’a pas accès, cela va sans dire, aux archives et aux documents officiels sur le sujet et qu’il ne revendique aucunement la prétendue objectivité de l’historien. Pourtant, comme le dit l’auteur, « ce livre ne contient ni personnages ni événements inventés ». Ses sources, ces sont les 11 années qu’il a passées dans l’archipel (de 1945 à 1956) et la documentation « sous forme de récits, de souvenirs et de lettres » fournies par 227 prisonniers du Goulag, et dont Soljenitsyne porte la voix. Il définit son oeuvre comme un « essai d’investigation littéraire » .Et c’est bien cela : L’archipel du Goulag est avant tout l’oeuvre d’un très grand écrivain (prix Nobel de littérature), dont la puissance de travail est impressionnante. Plus qu’une investigation littéraire, L’archipel du Goulag est un monument littéraire à la mémoire des millions de victimes du Goulag stalinien.
Les extraits proposés sont issus du premier chapitre du livre (qui en comptent 64…) intitulé « L’arrestation », celle qui précède l’entrée au Goulag, avant que « la porte qui donnait sur notre vie passée se referme en claquant pour toujours ». Soljénitsyne exprime avec beaucoup de force comment, face à la puissance de la machine à réprimer et à broyer, l’individu arrêté est seul et vaincu d’avance. En URSS ou ailleurs… tant les techniques de terreur des dictatures sont au fond ressemblantes.
L’arrestation
Comment fait-on pour gagner cet Archipel mystérieux ?
Avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d’eux ne porte de plaque de destination. Et les employés des guichets dans les gares, et les agents du Sovtourist ou de l’Intourist seraient bien étonnés si vous leur demandiez un billet pour cet endroit-là. Ils ne connaissent ni l’Archipel dans son ensemble ni aucune de ses innombrables îles : ils n’en ont jamais entendu parler. […]
Mais ceux qui s’y rendent, comme vous et moi, pour y mourir, ami lecteur, ceux-là doivent suivre la voie obligatoire et unique de l’arrestation.
L’arrestation! Est-il besoin de dire que c’est une cassure de toute votre vie? La foudre qui s’abat sur vous ? Un ébranlement moral insoutenable auquel certains ne peuvent se faire, qui basculent dans la folie?
Le monde recèle autant de centres qu’il compte d’êtres vivants. Chacun de nous est le centre du monde, et l’univers se fend en deux lorsqu’on vous jette dans un sifflement : “Vous êtes arrêté !”
Si vraiment vous êtes, vous, arrêté, se peut-il que quelque chose reste encore debout après ce tremblement de terre? Mais, leur cerveau enténébré les rendant incapables de comprendre ces chambardements de l’univers, les plus subtils comme les plus simplets d’entre nous restent bouche bée, et de l’expérience de toute une vie ne trouvent rien d’autre à extraire que:
Moi ?? Pourquoi ?? »
Question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n’a jamais reçu de réponse.
L’arrestation – en un instant, de façon stupéfiante, elle vous transporte, elle vous transplante, elle vous transmue d’un état dans un autre état.
Tout au long de cette rue sinueuse qu’est notre vie, filant d’un cœur allègre ou nous traînant comme une âme en peine, il nous était arrivé maintes et maintes fois de passer devant des enceintes – palissades de bois pourri, murettes de pisé, clôtures de briques, de béton ou de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu’il y avait derrière. Ni physiquement, par l’œil, ni intellectuellement, nous n’avions jamais tenté de regarder de l’autre côté; or c’est là justement que commençait le pays du Goulag, sous notre nez, à deux pas. Autre chose encore avec ces enceintes : nous n’y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrable, de portillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien, ces portes, toutes ces portes, c’est à notre intention qu’elles étaient préparées! et voici que l’une d’elles, fatidique, vient de s’ouvrir toute grande, voici que quatre mains d’hommes, quatre mains blanches qui n’ont pas l’habitude du travail, mais agrippeuses, nous attrapent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l’oreille, et nous traînent à l’intérieur comme un sac, tandis que dans notre dos, la porte qui donnait sur notre vie passée se referme en claquant pour toujours.
Terminé. Arrêté. Vous êtes arrêté !
Et rien, vous ne trouvez toujours rien d’autre à répondre que ce bêlement d’agneau : “Moi? Pourquoi ??”
Un point, c’est tout. Et vous n’êtes plus capable de rien comprendre pendant la première heure, ni même pendant les premières vingt-quatre heures. […]
Tout le reste, qui constitue aujourd’hui l’image traditionnelle, et même consacrée par la littérature, de l’arrestation, va s’accumuler et s’organiser désormais non plus dans votre mémoire consternée, mais dans celle de votre famille et des voisins qui partagent votre appartement.
Coup de sonnette strident, la nuit, ou grossier tambourinage contre la porte. Entrée gaillarde de bottes non essuyées : ce sont les agents de la Sécurité d’État. Et, derrière leur dos, terrorisé, accablé, le témoin instrumentaire. Une arrestation traditionnelle, c’est autre chose encore : les préparatifs faits d’une main tremblante pour celui que l’on va emmener : un change de linge, un morceau de savon, un peu de nourriture, et personne ne sait de quoi il aura besoin, à quoi il a droit, quels vêtements lui faire mettre, et les agents vous pressent et vous coupent: «Il n’y a besoin de rien. On lui donnera à manger. Il fait bon là bas.” (Autant de mensonges. Et s’ils vous pressent, c’est pour que vous ayez encore plus peur.)
Une arrestation traditionnelle, c’est autre chose encore – après, une fois parti le malheureux que l’on vient d’embarquer, c’est, des heures durant, votre appartement livré à une force brutale, étrangère, écrasante, qui fracture, éventre, arrache, qui dénude les murs, qui vide armoires et tiroirs, qui secoue, éparpille, lacère, ce sont les montagnes de choses qui s’entassent par terre, ce sont les débris qui crissent sous les bottes. Et rien n’est sacré lors d’une perquisition! […]
Et il est certain que l’arrestation de nuit, telle que je viens de la décrire, jouit chez nous d’une grande faveur, car elle présente d’importants avantages. Dès le premier coup frappé à la porte, tous les habitants de l’appartement ont le coeur serré d’effroi. La victime est arrachée à la tiédeur du lit, en proie encore à l’impuissance du demi-sommeil, sa raison est trouble. Lors d’une arrestation de nuit, les agents de la Sécurité ont la supériorité physique: ils arrivent à plusieurs, armés, contre un homme seul qui n’a pas encore fini de boutonner son pantalon.
Autre avantage, enfin, des arrestations nocturnes : ni les maisons voisines, ni les rues de la ville ne voient combien de personnes ont été emmenées en une nuit. On dirait qu’il ne s’est rien passé. C’est le même ruban d’asphalte qui voit la la navette des fourgons cellulaires et, le jour, les défilés de la jeune classe, avec drapeaux, fleurs et chansons d’un régime sans nuage. […]
Celui qui n’est pas intérieurement préparé à la violence est toujours plus faible que celui qui l’exerce. […]
Alexandre Soljénitsyne, L’archipel du Goulag, version abrégée, Fayard, 2010