Paru à Paris dans sa version originale en russe le 28 décembre 1973, L’archipel du Goulag provoqua en France (et ailleurs dans le monde) une onde de choc. L’ouvrage devint dès janvier 1974 un sujet de polémiques et de controverses politiques, alors que sa lecture (la version française n’étant éditée qu’en juin 1974) était réservée à l’infime minorité de russophones que compte notre pays. Mais tel est notre génie national qu’on n’ait nul besoin d’avoir lu un livre ou d’avoir vu un film dans son intégralité pour s’en faire une opinion et en débattre passionnément.
En ces temps de Détente entre les deux blocs et au moment où l’Union de la Gauche se mettait en place, tout ce qui touchait à l’URSS d’un peu près devenait chez nous une question de politique intérieure. Dans « l’affaire Soljénitsyne », c’est évidemment le Parti Communiste Français qui avait le plus à perdre et il se devait d’allumer sans tarder des contre-feux. L’extrait du discours du 8 février 1974 prononcé par Georges Marchais en est un exemple.
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Extraits du discours prononcé par Georges Marchais, le 8 février 1974
Dans ce livre, l’auteur russe évoque des faits que le Parti Communiste de l’URSS a lui même dénoncé publiquement il y a près de 20 ans et auxquels il a mis un terme. Mais le livre de Soljénitsyne constitue en même temps une agression si violente, si haineuse contre le socialisme que l’auteur va jusqu’à justifier le comportement d’un ex-général soviétique passé au service d’Hitler et dont l’armée s’est rendue coupable des pires exactions.
[…]
L’URSS, c’est le pays où il n’y a pas de crise, où la production se développe depuis des dizaines d’années à un rythme rapide.
L’URSS, c’est le pays où la semaine de travail est, en moyenne, de 39,4 heures, où le chômage est totalement inexistant.
L’URSS, c’est le pays où les prix sont stables depuis longtemps.
L’URSS, c’est le pays où les loyers représentent environ 5% du revenu et les impôts 8%.
L’URSS, c’est le pays où les théâtres, les cinémas, les salles de concert, les musées, les bibliothèques sont les plus fréquentées du monde.
L’URSS, c’est le pays où existe le droit de vote à 18 ans, où l’on peut circuler tranquillement à tout heure du jour ou de la nuit sans risquer de se faire tirer dessus par les gangsters ou les policiers. [Applaudissements]
Extraits du discours prononcé par Georges Marchais à Saint Ouen, le 8 février 1974.
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Commentaires
Un discours qui s’insère dans une stratégie de dénigrement
Au moment où Georges Marchais prononce son discours, la version originale en russe de L’Archipel du Goulag est en librairie depuis le 28 décembre 1973. Sentant le danger, le PCF a lancé une offensive médiatique visant à minimiser la portée de l’ouvrage de Soljénitsyne, dès le 31 décembre 1973, via un article publié dans L’Humanité. Le 18 janvier 1974, le bureau politique du PCF publia un communiqué, considérant que les faits évoqués par le dissident russe avaient déjà été condamnés par le Parti Communiste d’URSS, lors de son XXème congrès, en février 1956. (1)
Le discours de Georges Marchais du 8 février 1974 (soit 5 jours avant l’expulsion de Soljénitsyne d’URSS) s’inscrit donc dans le cadre d’une stratégie globale du PCF, visant à dévaloriser l’ouvrage et son auteur. Dans ce domaine, le Parti avait acquis une certaine expérience, 25 ans plus tôt en 1949, avec l’affaire Kravchenko, qui concernait déjà un livre anti-soviétique et son auteur passé à l’Ouest. Le secrétaire général du parti a donc pour mission, le 8 février 1974, d’exprimer haut et fort la ligne et les éléments de langage qui devront ensuite être repris par la presse et par les militants communistes, au sujet de « l’affaire Soljénitsyne » (1). Pour ce faire, le lieu n’ a pas été choisi au hasard : un meeting à Saint Ouen, dans un fief communiste au coeur de la banlieue rouge, devant un public déjà conquis.
L’auteur, Georges Marchais [1920-1997], est le secrétaire général du PCF depuis décembre 1972. Membre du parti depuis 1947, il a suivi une carrière assez classique d’apparatchik, dans l’ombre des deux secrétaires généraux précédents. Si le PCF a subi un léger déclin depuis 1958, il représente encore une force politique considérable par le nombre et la discipline de ses militants, par son réseau serré de cellules et d’organisations et par sa presse. Avec plus de 20% des voix, le PCF est encore, à cette date, la première force d’opposition à gauche.
Structure du discours
La première partie du discours de Georges Marchais reprend les arguments développés par le PCF depuis plus d’un mois, tandis que la deuxième partie constitue un véritable plaidoyer en faveur de l’URSS.
Minimiser l’ouvrage, calomnier son auteur…
Georges Marchais cherche d’abord à minimiser la portée et la nouveauté de L’Archipel du Goulag, en considérant que les faits évoqués par Soljénitsyne ont déjà été condamnés, en février 1956, par le rapport secret de Krouchtchev. Cet argument présente deux avantages : donner une image positive de l’URSS qui ne cacherait pas son passé et aurait mis un terme au stalinisme ; décourager la lecture de l’ouvrage puisque les faits sont déjà connus depuis près de 20 ans…
On notera que l’orateur évoque ici un livre-fleuve de plus de 1000 pages que, de toute évidence, il n’a pas lu. Puisque Le PCUS a déjà condamné les faits, à quoi bon perdre son temps à lire ce qui constitue en 1974 à la fois la seule histoire globale du Goulag et un monument aux millions de victimes du stalinisme ? On remarquera cependant que Georges Marchais ne va pas jusqu’à accuser Soljénitsyne de mentir, comme ce fut le cas avec Kravchenko en 1947.
Le deuxième argument vise à délégitimer la parole de l’auteur de L’Archipel du Goulag, en l’accusant de justifier « le comportement d’un ex-général soviétique passé au service de Hitler et dont l’armée s’est rendue coupable des pires exactions ». (Il s’agit du général Vlassov). Le message subliminal est limpide : Soljénitsyne est donc au fond un traître à sa patrie, un pro-nazi, un collaborateur dans l’âme. Georges Marchais s’adresse ici à des militants d’un Parti qui a acquis une bonne partie de sa légitimité par son action dans la Résistance, dont la mémoire est encore très présente en 1974.
Il s’agit évidemment d’un mensonge et d’une calomnie envers un homme qui a combattu sur plusieurs fronts de décembre 1942 jusqu’à son arrestation en février 1945, alors qu’il avait acquis le grade de capitaine d’artillerie.
Par une cruelle ironie, l’orateur reproche à l’écrivain « une agression si violente, si haineuse contre le socialisme » pour avoir écrit un livre qui vise justement à dénoncer la haine et les violences dont ont été victimes des millions de citoyens et de citoyennes soviétiques, pendant des décennies.
Un plaidoyer en faveur du paradis soviétique
Dans la deuxième partie, Georges Marchais se fait lyrique pour vanter les mérites du paradis soviétique et on appréciera à sa juste valeur la belle anaphore « L’URSS, c’est le pays où… », répétée six fois. Au moment où la France entre dans la crise et que les mauvaises nouvelles s’accumulent sur le front économique et social, les auditeurs du secrétaire général y auront probablement vu une description « en creux » de l’enfer capitaliste dans lequel ils vivent.
Nous y voyons surtout l’incapacité du P.C.F à couper le cordon ombilical qui l’unit depuis ses débuts à la « mère-patrie du socialisme » et le conduit à considérer le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne comme un ennemi des communistes français.
Pour aller plus loin :