Il y a cinquante ans, en 1974, la traduction en de multiples langues et la publication à des millions d’exemplaires à travers le monde de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne fut assurément un événement littéraire exceptionnel. Nous avons présenté rapidement  ce monument dans  un article précédent.

Dans cet ouvrage-fleuve, Soljénitsyne ne se contente pas de décrire et d’analyser le goulag du point de vue des victimes, il s’intéresse aussi aux bourreaux, des commissaires-instructeurs jusqu’aux simples gardiens et soldats d’escorte, qu’il a eu le temps d’observer et d’analyser pendant les 11 ans passés dans les camps, à ces rouages humains du système sans lesquels « il n’y aurait pas eu d’Archipel ».

Dans cet extrait du chapitre consacré aux membres des forces de sécurité soviétiques du NKVD, Soljenitsyne prend de la hauteur et se livre à une réflexion sur les idéologies meurtrières, sur  toutes les idéologies et pas seulement le communisme, capables de transformer l’être humain qui « se débat entre le bien et le mal » en un « scélérat » , « en dehors de l’humanité. Et peut-être à jamais ».


[…] Pour faire le mal, l’homme doit l’avoir auparavant pensé comme un bien ou comme une nécessité comprise et acceptée. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il a besoin chercher à ses actes une justification.

Des justifications, Macbeth n’en avait que de faibles, et c’est pourquoi le remords finit par le tuer. Iago ? un agneau lui aussi. Voyez tous ces scélérats de Shakespeare : leur imagination et leur force intérieure ne vont pas plus loin qu’un dizaine de cadavres parce qu’ils n’ont pas d’idéologie.

L’idéologie ! C’est elle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir, au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignage de respect. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s’appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l’idée de civilisation, les nazis sur race, les Jacobins et les bolcheviks sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.

C’est l’Idéologie qui a valu au vingtième siècle d’expérimenter le crime à l’échelle de millions d’individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus, oserions-nous encore affirmer que les scélérats n’existent pas ? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d’hommes? Sans scélérats, il n’y aurait pas eu d’Archipel. […]

De même, c’est sans doute par un phénomène de seuil qu’on devient un scélérat. Oui, toute sa vie, l’homme hésite et se débat entre le bien et le mal, il glisse, tombe, remonte, bat sa coulpe, s’égare à nouveau : tant qu’il n’a pas franchi le seuil critique, le retour est encore possible, il y a encore de l’espoir. Mais dès que la densité de ses mauvaises actions, ou leur degré d’horreur, ou le caractère absolu de son pouvoir lui font franchir ce seuil, le voilà en dehors de l’humanité. Et peut-être à jamais.

Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, version abrégée, Fayard,  extrait pages 136-137