L’après-guerre est marquée en France par une évolution progressive des traditions et la fête de Noël n’y échappe pas. Même si avant la Seconde Guerre mondiale la figure du Père Noël n’est pas inconnue du grand public, sa généralisation progressive se heurte à certaines incompréhensions et, en premier lieu, à celle de l’Église catholique qui y voit une concurrence intolérable et une forme de désacralisation inadmissible d’une fête pourtant païenne à l’origine. Le consumérisme qui se développe à l’occasion de cette fête, et qui s’incarne au travers du Père Noël qui distribue des cadeaux aux enfants, est interprété comme relevant d’une influence  provenant des États-Unis.

C’est ainsi que le 23 décembre 1951, à 15 heures, la ville de Dijon est le théâtre d’une démonstration publique radicale organisée sur le parvis de la cathédrale Saint Bénigne : le Père Noël est brûlé en place publique ! L’idée vient à un jeune prêtre de 34 ans, soutenu par sa hiérarchie, Jacques Nourrissat, alors en lutte contre la dérive commerciale de la fête. Très vite, l’initiative est désapprouvée et l’affaire prend un tournant sérieux au point que le lendemain, le Père Noël ressuscite, à l’initiative du maire de Dijon, le chanoine Kir (toute ressemblance avec…). Depuis 1951, un Père Noël descend en rappel la tour de la mairie, tandis qu’en 1952 l’anthropologue Claude Levi-Strauss, inspiré par ce fait divers rédige en 1952, un essai intitulé « Le Père Noël supplicié », disponible ICI où il nuance fortement l’influence américaine.

C’est cette anecdote que rapporte le journal La Bourgogne Républicaine sur un ton ironique, assimilant le bonhomme à Jeanne d’Arc !


Extrait n° 1 : le Père Noël, martyre de Noël

Ce fut une belle et sinistre rigolade, digne de toutes les traditions estudiantines carnavalesques. Mais Sa Sainteté le Pape étant parti en guerre contre le Père Noël, l’Église ne pouvait moins faire que de suivre et d’obéir. Il faut croire que le Père Noël, avec sa barbe blanche et sa hotte, gêne bigrement le petit Jésus ! On décida donc de le brûler publiquement.

Autrefois, on brûlait Jeanne d’Arc. De nos jours, on brûle le Père Noël, comme si on pouvait détruire aussi facilement une légende vieille comme le monde. Celle-ci a la vie dure.

On ne vit pas d’ailleurs l’ombre d’un ecclésiastique, à part les deux jeunes abbés de patronage qui étaient mêlés à la foule des gosses, une centaine peut-être, qu’on avait dû recruter à Saint-Joseph et Saint-François. Une vingtaine de grandes personnes qui passaient sur la place s’étaient arrêtées pour voir la mascarade.

Le Père Noël était pendu à la grille du parvis de Saint Bénigne juste sous la croix en fer forgé. Il était beau, le Père Noël, très image d’Épinal, avec sa robe rouge, sa barbe blanche. Autrefois un évêque qui s’appelait Cauchon brûla Jeanne d’Arc, et l’Église en fit une sainte, un peu plus tard. Je m’attendais à une certaine pompe ; mais, à un moment donné, on vit apparaître un personnage de comédie, le gibus sur la tête, son froc froissé autour des fesses. Il s’adressa au poste, qui était bien catéchisé : « est-ce qu’on le brûle ? » Et les gamins de répondre : « oui, oui, oui ! ». Les peaux d’orange volèrent vers le bonhomme en mousseline et en gaz, mais l’homme au gibus en reçu également quelques-unes sur la tête.

On apporta la torche résineuse, qui eût pu mettre le feu à Dijon, et même à Saint Bénigne. Et l’homme au gibus, qui était peut-être le diable, mit le feu au Père Noël. Ça dura le temps de compter jusqu’à trois et du beau Père Noël, il ne resta bientôt plus que la carcasse de fil de fer élégant blanc. Même mort, même brûlé, le Père Noël avait encore les mains blanches, – des mains miraculées, de belles mains innocentes, comme en ont les papas.

Tout cela est assez triste. Derrière cette comédie, l’ombre de l’Église était là, avec le petit Jésus dans sa crèche, entre le bœuf et l’âne. Comme si le petit Jésus n’était pas le premier à croire au Père Noël !

LG

Un communiqué

À la suite de cette comédie, trois jeunes gens, que nous supposons être les envoyés d’un patronage, nous ont fort discrètement fait tenir le communiqué suivant. Nous insérons volontiers leur prose :

« À la sortie d’un grand Jeu liturgique donnée le 23 décembre, sous les orgues, 250 enfants se sont groupés devant la porte principale de la cathédrale. Unie à tous les Foyers chrétiens de la paroisse, désireux de lutter contre le mensonge et l’affabulation trompeuse du Père Noël, ces enfants ont admiré ce grand personnage fait de main d’homme, suspendu à la grille.

« Puis, dans l’émotion et la certitude de la vérité on a brûlé ce Père Noël.

« Il ne s’agissait pas d’une attraction sportive ni commerciale, mais bien de crier haut et fort que le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation à la vie ! C’est à Noël que nous avons brûlé d’un feu de joie cette mascarade carnavalesque qu’est le Père Noël, fils du cerveau humain vidé de Dieu ! »

« Mascarade sur un parvis – On a brûlé le Père Noël devant Saint- Bénigne à Dijon ! » La Bourgogne républicaine, mardi 24 décembre 1951, extraits pages 1 et 8

Extrait numéro 2 : la résurrection du Père Noël

Le Père Noël a gagné la seconde manche ! Victime dimanche de l’autodafé dont nous avons rendu compte, il a confondu lundi ses détracteurs en apparaissant dès la tombée de la nuit sur les toits de l’hôtel de ville.

Il était frais, comme l’œil, autant que l’éloignement permettait d’en juger, et ne paraissait nullement se ressentir du traitement digne de l’Inquisition qu’une poignée d’énervés lui avait fait subir la veille.

Le Père Éternel avait d’ailleurs fait en sa faveur un miracle, preuve qu’il ne lui tenait pas rigueur de sa concurrence. On l’avait brûlé dimanche sous le voile d’un brouillard complice : il faisait sa rentrée dans le circuit dijonnais par un ciel débarbouillé de sa ouate, en plein dans la lumière que dardaient vers lui de puissants projecteurs, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher et serait prêt à dire « zut » aux empêcheurs de danser en rond, si sa dignité ne le lui interdisait.

Par surcroît, sa présence sur un bâtiment officiel que la soutane du chanoine Kir a peu ou prou sanctifié, lançait aux gencives de ses adversaires un argument. Ce finaud-là mettait la municipalité dans le coup ! Deux à trois mille petits dijonnais, massés place de la Libération, le contemplèrent bouche bée. Il eut à leur adresse un geste bénisseur qui voulait dire : « laissez croire à moi les petits enfants » et, insoucieux du vertige, fit la pige aux coureurs.

Il était vêtu de blanc et portait sur le dos une hotte, accessoire indispensable de ses fonctions distributives.

Par radio, il s’adressa à son peuple enfantin. Il tut le traquenard tramé contre lui 24 heures auparavant et en dédaigna les auteurs. Une façon comme une autre de dire : « les chiens aboient, la caravane passe ».

Lorsqu’à 18h15, il disparut, absorbé par l’ombre d’une cheminée, la cause était entendue.

Ce Père Noël là ressemblait comme un frère à Henri Lanoir, l’animateur dijonnais.

« Le Père Noël a la vie dure », La Bourgogne Républicaine, mercredi 26 décembre 1951, page 1