Revenu sur le devant de la scène politique dans le contexte de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle en profite pour procéder à un changement de constitution. Cette dernière, massivement approuvée par référendum le 28 septembre, est promulguée le 4 octobre 1958 et institue la Cinquième République.

Concernant l’élection du président, il n’est pas question à ce moment du suffrage universel direct mais indirect. La constitution choisit d’introduire un collège électoral élargi réunissant 81 764 grands électeurs (parlementaires, conseillers généraux, membres des assemblées des territoires d’outre-mer et représentants élus des conseils municipaux).

Le 21 décembre 1958, Charles de Gaulle est, de manière prévisible, très largement élu président de la République par ce collège électoral. Face à ses concurrents Georges Marrane (PCF) et Albert Châtelet (UDF), il obtient 78,5 % des suffrages exprimés. Le nouveau président de la République, élu pour sept ans, prend officiellement ses fonctions le 9 janvier 1959.

le 22 décembre, le journaliste du Figaro Rémy Roure brosse le portrait du président qui se confond avec le soldat de Gaulle, mais aussi celui de l’homme politique, et sa conception de la fonction présidentielle. Le ton est favorable à de Gaulle que Rémy Roure connaît bien.

Rémy Roure est né le  à Arcens dans l’Ardèche et mort le  à Paris. Après des études à Notre-Dame de Valence puis à la faculté de Droit de Paris, il devient en 1910 journaliste au Temps. Mobilisé durant la Première Guerre mondiale, il rencontre de Gaulle en 1917 lors de sa captivité au fort d’Ingolstadt en Bavière. Redevenu journaliste, il rentre dès 1940 en résistance. Avec François de Menthon, il fonde le mouvement Liberté dont il est membre du Comité directeur. Il participe également, comme rédacteur du journal, au mouvement Combat et prône le rapprochement avec de Gaulle. En 1943, il est arrêté par la Gestapo à la suite d’une dénonciation. Torturé, il ne parle pas mais est déporté à Auschwitz puis à Buchenwald où il est libéré, le 11 avril 1945. Fait compagnon de la Libération après la guerre, Rémy Roure poursuit son métier de journaliste au Monde où il est éditorialiste jusqu’en 1952 puis devient chroniqueur au Figaro et au Figaro Littéraire.


 

Le général de Gaulle, comme on s’y attendait, a été élu hier, à une majorité massive, véritablement impressionnante, président de la République et de la Communauté française. Serait-ce l’accomplissement, la ratification d’une sorte d’«Appel au soldat» dans lequel ses adversaires ont prétendu voir la caractéristique de la révolution, pacifique mais profonde, de mai-juin 1958? On sait qu’il n’en est rien, et peut-être, pourrions-nous dire: «au contraire». Le président René Coty, au moment tragique où le régime, la liberté, la paix civile étaient en péril, en appelant «le plus glorieux des Français», avait conscience de s’adresser surtout au grand citoyen, au restaurateur de la République, au libérateur de la Patrie. La République, la liberté, la paix civile furent ainsi préservées. L’élection d’hier est la conclusion logique du référendum et des élections dans la mesure où ces manifestations massives du peuple français furent un geste de confiance et un acte de foi envers l’homme du 18 juin 1940.

Charles de Gaulle est cependant un soldat, de formation, de métier, de tempérament, et ce caractère reste indélébile. Théoricien, hélas ! trop méconnu et magnifique chef militaire, sa carrière sous les armes fut exceptionnellement brillante. II a gardé le culte de l’armée, qui est pour lui la synthèse de la patrie, la condition de son existence et de sa grandeur. Toute son œuvre écrite, tous ses actes en témoignent. «La France, a-t-il écrit, fut faite à coups d’épée.» Et ailleurs, dans une lettre qu’il m’adressait en 1934: «En dernier ressort on n’a fait triompher ni la beauté grecque, ni l’ordre romain, ni l’Évangile, ni le Coran, ni les Droits de l’homme sans la force militaire.» C’est «à l’armée française, pour servir à sa foi, à sa force, à sa gloire», que de Gaulle dédie, en 1934, son maître livre : «Vers l’Armée de métier», dans lequel il indique, avec une étonnante précision -et au scandale des pontifes d’état-major- le rôle des divisions blindées dans la guerre future. Mais le soldat, même dans ses ouvrages les plus techniques, n’oublie jamais les grandes conceptions politiques dont l’armée n’est que l’instrument -un instrument essentiel, il est vrai. N’est-ce pas dans «Vers l’Armée de métier» qu’il montre comment ces conceptions nouvelles pourraient servir à créer une force internationale pour le maintien de la paix ?

On comprend dès lors qu’il ait été séduit par une tentative de synthèse des valeurs politiques et de la force militaire, et peut-être est-ce là le secret le plus profond de son être, de la vie de Charles de Gaulle.

«Que les politiques et les soldats, a-t-il écrit, veuillent donc, malgré les servitudes et les préjugés contradictoires, se faire au-dedans la philosophie qui convient et l’on reverra, s’il le faut, de belles harmonies… Il n’y a pas dans les armes de carrière illustre qui n’ait servi une vaste politique ni de grande gloire d’homme d’État que n’ait dorée l’éclat de la défense nationale.»

Car ces «belles harmonies», rares dans les temps médiocres, ne sont possibles que si les conditions dans lesquelles fonctionne l’État les permettent. En écrivant «Vers l’Armée de métier», Charles de Gaulle pensait que la «refonte nationale» pourrait, devait commencer par l’armée, «expression la plus complète de l’esprit d’une société». La méconnaissance de ses avertissements d’alors, la débâcle qui allait suivre, cette effroyable défaire de l’État en 1940, dont il fut le témoin, devaient lui faire admettre la nécessité avant tout au-dessus de tout, et de l’armée même, d’un État fort, cohérent, continu, condition même de la vie d’une nation, et, par suite, d’un rouage essentiel, capable de maintenir la machine en marche. Telle est bien la raison de l’importance essentielle qu’attache Charles de Gaulle à la présidence de la République, aux attributions et au pouvoir du chef de l’État, à son mode d’élection. Un arbitre, oui, mais aussi un lien avec la nation, et un chef en cas de péril, quand tout s’effondre.

On attribue parfois aux méditations de Colombey sinon la formation politique de Charles de Gaulle -elle s’était faite déjà et en quelles conjonctures tragiques!- du moins une mise au point, une mise en œuvre de cette conception de l’État, des institutions d’État adaptées aux exigences modernes, qui l’a toujours obsédé. Cela est vrai en partie. Le soldat s’est assoupli. Il a compris l’importance des rites. Il a tiré la leçon des expériences payées, de celles de 1946 quand il s’est heurté aux exigences des partis reconstitués, des déboires que lui valut le Rassemblement. Mais ses idées essentielles n’ont pas varié -celle de l’État d’abord qui ne doit jamais être débordé. Sa politique algérienne qui a consisté en un redressement prudent, patient, habile, de l’autorité de l’État républicain, en utilisant le prestige personnel, le pouvoir du soldat, la valeur de l’homme d’État, pourra passer pour un modèle historique de ces «harmonies» auxquelles songeait-il y a trente ans Charles de Gaulle.

Mais cet État restauré, rétabli dans ses attributions naturelles, doit rester un État démocratique. Qui donc oserait douter, après les événements que nous venons de vivre, des sentiments du président de la République et de la Communauté française qui a été élu hier?

«C’est à Charles de Gaulle, a dit un jour Léon Blum, que la France doit la restauration des institutions démocratiques.»

C’est aussi parce qu’il avait conscience de s’appuyer sur la France républicaine, la France réelle, vivante, frémissante sous le joug de l’ennemi, et dont il sentait battre le pouls, qu’il pouvait pendant les années tragiques, à Londres, à Alger, agir, lui, pauvre, impuissant en apparence, agir en chef d’État en face de puissants alliés, souvent «incommodes», m’écrivait-il de Londres en 1942 -et c’est comme tel qu’il fut finalement admis.

Il dut alors surmonter des difficultés sans nombre. Il en trouvera d’aussi dures, d’un autre ordre, aujourd’hui. Mais cette fois encore il a la France, tout un peuple, derrière lui.

Rémy Roure, « le Président de Gaulle » Le Figaro, 22 décembre 1958

 

Election de  Gaulle président 1958
Lé général de Gaulle, nouvellement élu, rencontre le président René Coty lors de la passation des pouvoirs à l’Élysée, 23 décembre 1958.