Maire de Lille, secrétaire général de la SFIO puis du Parti Socialiste, député puis sénateur du Nord, Pierre Mauroy, né le 5 juillet 1928 et décédé le 7 juin 2013, fait partie des hommes politiques de gauche qui ont durablement marqué l’histoire de la Vème République.
Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. Il appelle alors Pierre Mauroy à former le gouvernement d’union de la gauche. Il occupe le poste de premier ministre du 21 mai 1981 au 17 juillet 1984. Chargé d’appliquer les promesses de campagne, Mauroy entame une politique très marquée à gauche avec la cinquième semaine de congés payés, l’abolition de la peine de mort, le remboursement de l’IVG, la dépénalisation de l’homosexualité, des nationalisations, la semaine de 39 heures … et la retraite à 60 ans, finalement adoptée dans un contexte morose (ordonnance du 26 mars 1982).
En 2010, la mesure est remise en question par le gouvernement de François Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le Ministre du travail Éric Woerth, présente un projet envisageant de reculer l’âge de départ à la retraite de deux ans pour les travailleurs nés après 1955. C’est dans ce cadre que Pierre Mauroy, devenu Sénateur, intervient pour défendre sa politique passée et une certaine idée de la vie et de la retraite, présentée comme « une ligne de vie« .
En ce moment solennel où l’on veut abolir la possibilité de partir à la retraite à 60 ans, je souhaite intervenir. J’étais Premier ministre lorsque nous avons instauré cette mesure. Tout le monde ne l’a pas voulue, mais, nous, nous l’avons ardemment souhaitée et désirée. C’est pourquoi nous voulons que cette faculté soit conservée.
La retraite à 60 ans, c’est une ligne de vie, c’est une ligne de souffrance au travail, c’est une ligne de revendication, c’est une ligne d’espoir. Le régime de retraite par répartition repose sur plusieurs générations. Nous n’avons pas le droit de faire fi du passé.
J’ai des souvenirs de cette époque. La France était plus ouvrière encore qu’elle ne l’est aujourd’hui et nombre d’emplois étaient manuels. Je revois ces ouvriers venir me voir, comme ils allaient voir leurs élus, pour dire : « Je ne peux plus avancer. » […]
Ils s’exprimaient en patois chez moi : « Je ne peux plus arquer ». Ils voulaient un certificat médical, ils venaient nous voir pour nous demander comment sortir de là.
Nous étions alors dans l’opposition : cela a tout de même duré vingt-cinq ans ! Une fois arrivés au pouvoir, nous avons dès 1982 proposé la retraite à 60 ans. Cela a suscité un immense espoir : de toutes les revendications, qu’elles soient ouvrières ou non, celle-ci a été la plus importante. Elle l’est restée. Elle le restera dans l’histoire sociale de la France.
C’est pourquoi, quelles que soient nos convictions et nos idéologies, il n’est pas possible de liquider la retraite à 60 ans de cette façon, en catimini ou presque.(M. le ministre s’étonne.)De plus, ce n’est pas digne d’un système par répartition, qui est essentiellement un système reposant sur plusieurs générations.
La retraite à 60 ans a immédiatement gonflé nos voiles, provoqué des rassemblements, des meetings de 20 000, 25 000, 30 000 personnes ! On ne voit plus cela aujourd’hui. Ce moment est inscrit dans la mémoire collective des Françaises et des Français. On écrit l’histoire non seulement avec l’avenir des propositions, mais aussi avec le passé des revendications, le vécu de l’ensemble de ces travailleurs.
Aussi, nous pensons qu’effacer cette ligne de la retraite à 60 ans est une erreur profonde. Ce n’est pas ce que nous voulons. Certes, nous sommes partisans d’une réforme, de changements, nous savons bien que les conditions ont évolué, que la situation actuelle est différente et justifie les propositions que nous avons avancées pour sauver le système par répartition, mais ce n’est pas une raison pour rayer cette ligne de vie, cette ligne de combat.
Il reste toutefois des catégories, certes moins nombreuses, qui souffriront de ne pas avoir la possibilité de partir à la retraite à 60 ans.
C’est le cas des jeunes. Alors qu’ils ne trouvent pas de travail, on leur annonce qu’ils devront travailler plus longtemps et on recule l’âge de départ à la retraite. En d’autres termes, il leur faudra travailler davantage pour avoir une retraite plus tard. Mais ils n’ont pas d’emploi !
C’est le cas des seniors, qui sont en graves difficultés et qui souhaitent bénéficier de la retraite à 60 ans.
C’est aussi le cas de ceux qui souhaitent qu’il en soit ainsi pour eux.
Pour notre part, nous pensons qu’il s’agit d’un droit presque fondamental. […]
Vous oubliez facilement quels ont été les attentes, les revendications, les combats du peuple, en particulier ceux de cette France ouvrière dans une industrialisation en difficulté, qui a mal vieilli, qui s’est effondrée dans les conditions que vous savez, qui a créé le chômage de masse. Dans cette situation, il faut garder cette ligne d’espoir, cette ligne de vie et permettre un départ à la retraite à 60 ans avec les adaptations qu’exigent les changements qui sont intervenus.
Voilà pourquoi, de façon un peu solennelle, en pensant à ces millions de Français qui ont été secoués par cette question, qui ont revendiqué et voulu ce droit qui restera pour eux jusqu’à la fin comme un grand combat de leur vie et un honneur pour récompenser leur travail, nous ne voulons pas abandonner la retraite à 60 ans.
Nous savons bien que la situation change, qu’il faudra évoluer et vous connaissez les propositions que nous formulons en ce sens. Mais nous ne voulons pas l’effacer ainsi, en passant, comme s’il s’agissait d’un simple amendement, […] d’une simple revendication, comme si c’était une loi comme les autres. Non ! C’est peut-être la loi la plus importante de la Ve République, […] celle qu’attendaient les Français. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.) Ils veulent garder cette ligne de vie, cette ligne de combat. Ils veulent qu’on leur permette de partir à la retraite à 60 ans. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG se lèvent en se tournant vers l’orateur et applaudissent longuement.)
Intervention de Pierre Mauroy, séance 8 octobre 2010, compte rendu intégral des débats, site internet du Sénat ICI et le compte-rendu analytique disponible également sur le site du Sénat ICI page 17
Note : les […] correspondent à des interruptions très brèves, de l’intervention de Pierre Mauroy
Les retranscriptions des propos de Pierre Mauroy, tout en conservant l’esprit et l’essentiel des mots choisis sont cependant légèrement différentes à la fois l’une de l’autre, mais aussi des propos tenus oralement. Ces derniers ont davantage été retenus par la mémoire collective. Voici la retranscription de la version orale correspondant au début du discours :
[…] Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir en 82, nous avons tout de suite proposé la retraite à 60 ans. Ca été un immense espoir, de toutes les revendications, ouvrières et autres d’ailleurs, ça été la plus importante. Et elle est restée la plus importante. Et elle le restera dans l’histoire sociale de la France. […] La retraite à 60 ans, c’est une ligne de souffrance au travail, c’est une ligne de revendication, c’est une ligne d’espoir. Et je pense que lorsqu’on a une retraite par répartition, elle doit concerner plusieurs générations. Nous n’avons pas le droit d’abolir l’histoire.
Intervention de Pierre Mauroy, retranscription partielle des propos tenus lors de la séance du 8 octobre 2010 au Sénat