En décembre 1848, la première élection présidentielle au suffrage universel (masculin) a lieu. Elle est précédée par une campagne où les différents candidats diffusent de nombreux tracts et brochures en leur faveur, rédigés par des auteurs divers. La propagande électorale s’impose comme moyen d’atteindre les électeurs individuellement.
C’est dans ce contexte qu’en novembre 1848, l’écrivain Charles-Joseph Richelet [1805-1850] publie et diffuse depuis Le Mans une brochure de 96 pages, appelant à voter pour Louis-Napoléon Bonaparte. Il met en scène plusieurs duos que tout oppose en apparence (un légitimiste et un conservateur, un propriétaire et un fermier, un fabricant et un marchand …), l’objectif étant de convaincre les diverses catégories sociales de leur intérêt à voter Bonaparte et d’autre part, de répondre aux accusations portées contre le prince-candidat et ainsi dissiper les doutes des électeurs. Dans le même temps, le nom des autres candidats n’apparaissent pas mais sont indirectement suggérés, tandis que l’ombre de Napoléon s’invite dans la discussion.
Dans les deux extraits choisis, deux amis échangent sur la question, tandis que dans le second, un instituteur discute avec son inspecteur…
Extrait n°1 : deux amis
L’AMI— Je viens de lire vos Dialogues , mon ami, et, si vous m’en croyez , vous renoncerez à les publier.
Moi. —Et pourquoi donc, mon cher? Libre à vous de voter pour un autre candidat ; il m’est bien permis , à moi, de parler en faveur du mien.
L’AMI. — Avec l’état de choses où nous nous trouvons, le mieux est peut-être de s’abstenir ; on doit craindre de se compromettre.
Moi. — Voilà , mon digne ami , comment sont les poltrons ; ils préféreraient se laisser dévorer plutôt que de regarder le loup en face et de lutter avec lui.
L’AMI. — On dira que vous êtes un des agents de votre candidat.
MOI. — Je n’ai pas même l’honneur de le connaître. Ce sera un mensonge de plus, peu m’importe.
L’AMI. — Vous ne vous bornez pas à recommander votre candidat ; vous avez l’air de blâmer le Président actuel de la République. N’a-t-il pas sauvé la France ?
Moi. — D’abord, mon cher, il n’y pas de Président de la République. Le chef du pouvoir exécutif en remplit bien les fonctions, avec des pouvoirs au moins aussi étendus, mais il n’en porte pas le titre, autrement ce serait donner un coup de pied à la Constitution, qui ne permet pas de porter deux fois de suite le même homme à la Présidence, à moins que tout cela ne se pratique comme un jeu d’enfants, et qu’on ne dise : La première ne compte pas, la voilà : ce serait inaugurer la Constitution par une véritable escobarderie. D’un autre côté, je suis bien loin de nier qu’il ait rendu un service à la France, mais je dis que tout autre général eût pu en faire autant, et peut-être avec plus de prévoyance et de spontanéité, nous n’aurions pas à regretter aujourd’hui le sang de nos plus nobles et de nos plus braves défenseurs. L’empereur a presque toujours gagné ses victoires en surprenant l’ennemi, avant de lui avoir donné le temps de se fortifier. Je ne suis nullement, malgré mon reproche, son ennemi personnel, et si je l’avais cru capable de ramener la confiance, en conciliant les partis, je me serais empressé de lui donner ma voix, mais je regarde la chose comme absolument impossible, quand toutes les hautes capacités de l’Assemblée lui ont retiré leurs concours. Vouloir prolonger cet état de choses, c’est être véritablement l’ennemi de son pays,
[…]
L’AMI. — Tout cela peut-être vrai et je suis forcé de tomber d’accord avec vous. Mais une question non moins importante, êtes-vous sûr que votre candidat soit un bon choix ? On le dit tout-à-fait incapable.
Moi. — Je sais que le National et ses satellites s’évertuent à le crier de toute la force de leurs poumons, et tâchent de le faire croire à ceux qui veulent bien les écouter ; il y a à peine quelques années ce même National le citait comme un homme supérieur, comme un homme d’un esprit très-distingué. Les uns le font riche à millions et lui font acheter la presse plusieurs centaines de mille francs, les autres en font un pauvre diable, ayant à peine une pièce de deux francs dans sa poche pour payer son dîner chez les restaurateurs à prix fixe. Ce sont de véritables cancans de journaux, auxquels les gens sensés ne doivent pas se laisser prendre. Voyez-vous, mon ami, tous les Bazile ne sont pas morts : semons, disent-ils, la calomnie, il en reste toujours quelque chose.
L’AMI. VOUS pourriez bien avoir raison. […]
Extrait n°2 : un inspecteur des écoles et un instituteur
L’INSPECTEUR. — Je vous ai fait appeler , Monsieur, pour vous demander l’explication de faits très-graves qui vous sont reprochés. On m’a dit que, prenant à la lettre certaines instructions intempestives du Gouvernement provisoire , vous cherchiez à pervertir l’esprit de la commune où vous êtes placé, par des doctrines tout-à-fait subversives du bon ordre dans la société.
L’INSTITUTEUR. — Je ne croyais pas, Monsieur l’Inspecteur, être le moins du monde répréhensible. On nous a dit que l’éducation politique du peuple n’était pas faite et que c’était à nous de la diriger ; j’ai cru devoir faire comprendre tous les bienfaits qu’on devait attendre d’une véritable République.
L’INSPECTEUR. — Le mot véritable, dont vous vous servez, me prouve que l’on ne m’a pas trompé.
L’INSTITUTEUR. — Je ne chercherai pas à dissimuler avec vous, M. l’Inspecteur. Je trouve que la République n’a pas tenu toutes les promesses qu’elle avait faites en remplaçant la monarchie. […] C’est ce qui me faisait vous dire, Monsieur l’Inspecteur, qu’on n’a pas tenu tout ce qu’on avait promis. Nous devions, nous, devenir de véritables fonctionnaires, chargés de surveiller la conduite des maires et des curés, et nous sommes toujours de pauvres maîtres d’école avec un traitement modique et une position précaire.
L’INSPECTEUR. — Voilà pourquoi vous vous êtes mis à prêcher le communisme et à vous déclarer le champion des hommes hostiles à la société et à la République elle-même. Vous vous figurez, en prêchant le communisme, mettre en avant une doctrine toute nouvelle ; mais rien n’est plus vieux et plus usé. Lycurgue, le législateur de Sparte, en avait fait le fondement de sa constitution; il avait voulu établir un véritable phalanstère; mais alors cette puissante république, y compris la ville et la campagne, comptait à peine cinquante mille âmes, que l’Etat s’était chargé de nourrir à une table commune, avec un mauvais brouet noir. C’était, je l’espère, mettre bien en pratique le système de l’égalité ; quant à la liberté elle n’avait pas ses coudées aussi franches, car il n’était permis à personne de dîner tranquillement chez soi et de s’abstenir du banquet préparé par les cuisiniers de la république. Quand Sparte eut acquis plus d’importance, quand l’expérience l’eut mieux éclairée, elle fit raison de cette conception ridicule, et s’empressa de sortir du bourbier où vous trouveriez charmant de nous précipiter. Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde. J’espère que cela n’arrivera plus, et que vous ne me forcerez pas à vous appeler une seconde fois. La position pécuniaire des instituteurs s’améliorera peu à peu, je n’en doute pas ; mais on ne songera plus, je l’espère, à en faire des espions et des agents de police, comme cela avait lieu,sous le Gouvernement provisoire, à l’égard des Directeurs des Postes et des facteurs ruraux, chargés de signaler à la Direction générale, les maires qui se refusaient, ou seulement mettaient de la mauvaise volonté, à faire placarder les Bulletins du Ministère.
L’INSTITUTEUR. — Permettez-moi, Monsieur l’Inspecteur, de vous demander un avis. Nous voici arrivés à une époque où tous les esprits sont occupés de la nomination du Président de la République ; d’après vos observations, je suis fort embarrassé de savoir auquel des candidats je dois donner la préférence.
L’INSPECTEUR. — D’après ces mêmes observations, votre question est tout-à-fait intempestive. Vous donnerez votre voix à qui bon vous semblera, et vous laisserez les autres agir comme ils l’entendront.
L’INSTITUTEUR. — Je me soumettrai à vos instructions, Monsieur l’Inspecteur ; toutefois avant de vous quitter je ne dois pas vous le dissimuler, à l’exception du nouveau percepteur et du nouveau juge-de-paix, qui n’inspirent pas une grande confiance, toutes les voix se porteront sur M. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.
Charles Richelet Présidence de la République ! Qui nommerons-nous ? Petits dialogues à l’usage des électeurs, Paris, Louis Labbé libraire, 1848, 96 pages, extraits