À la veille de l’ouverture de la Coupe du monde de football au Qatar et alors que certaines voix – peu nombreuses et assez peu médiatisées – s’élèvent pour réclamer le boycott du Mondial 2022, nous voudrions revenir ici sur un autre événement footballistique majeur, la Coupe du monde organisée par l’Argentine en 1978. Celle-ci aussi  connut en son temps un appel au boycott, en particulier en France. Mettre en parallèle « Qatar 2022 » et « Argentine 2022 » permet ainsi de mettre en évidence la dimension éminement  (géo)-politique des méga-événements sportifs mais aussi et surtout les différences entre deux époques historiques.

Le texte présenté est un « appel pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la coupe du monde de football » publié dans la presse française.  Le document date sans doute de la fin de l’année 1977, la qualification de la France pour le Mondial, le 16 novembre 1977, ayant  placé le futur Mondial en Argentine  sous les feux de l’actualité. Il émane du  COBA (Comité pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de Football)  créé en 

L’analyse historique  de cet appel au boycott est intéressante à plusieurs points de vue :

  • Un contexte géopolitique de guerre froide qui se traduit, dans les années 70 en Amérique du sud, par l’instauration de dictatures militaires anti-communistes et d’extrême-droite coupables de violations massives des droits de l’Homme. Les auteurs de l’appel  sont  d’ailleurs bien informés dans leur  dénonciation des crimes perpétrés par la junte argentine.
  • Un contexte politique et culturel français (et plus généralement ouest-européen) marqué par l’engagement politique contre « la dictature fasciste » et en faveur « des libertés démocratiques » des élites  intellectuelles, artistiques et scientifiques majoritairement engagés à gauche. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir la liste des signataires de l’appel-pétition…

L’appel au boycott fut  un échec. La coupe du monde de 1978 a bien eu lieu en Argentine au mois de juin,  comme  prévu par la FIFA. La France fut éliminée dès le premier tour  et l’Argentine remporta son premier mondial. Diego Maradona accéda dans son pays, à 17 ans, au statut d’icône nationale, pendant que  nombre de ses compatriotes étaient torturés et assassinés.

Est-ce que ce monde (le nôtre…) est sérieux?


APPEL POUR LE BOYCOTT DE L’ORGANISATION  PAR L’ARGENTINE DE LA COUPE DU MONDE DE FOOTBALL

La Coupe du Monde de Football, prévue en Argentine en juin 1978, aura-t-elle lieu entre les camps de concentration ?

L’équipe de France de football, qualifiée la 16 novembre dernier, jouera-t-elle à huit cents mètres du pire centre de tortures du pays? C’est en effet la distance qui sépare le stade de River Plate, où doivent se dérouler plusieurs matches de la Coupe du Monde, de « La Escuela de Mecánica de la Armada » (École de mécanique de la marine), siège du sinistre  « Grupo de Tareas 3-3 », véritable gestapo argentine composée de 314 officiers et soldats de la Marine. Depuis deux ans que ce groupement sévit, des centaines d’hommes et de femmes y ont été atrocement suppliciés, brûlés au chalumeau, coupés vifs à la scie électrique, écorchés vivants, etc. C’est aussi de l’École de mécanique que décollent les hélicoptères qui vont jeter les corps mutilés dans les eaux du Rio de la Plata ou de l’Atlantique.

En Argentine, depuis plus de deux ans, au moins 8 000 personnes ont été emprisonnées, le plus souvent sans aucune procédure judiciaire, et 15 000 ont  » disparu », selon les chiffres d’Amnesty International. On estime d’autre part de 8 000 à 10 000 le nombre de personnes assassinées par les forces de l’ordre dans la même période. Cela, il ne faut jamais l’oublier.

La junte militaire argentine, qui impose par des méthodes nazies une politique de misère sans précédent, a fait  de la Coupe du Monde de Football une affaire d’État, comme en témoigne l’engagement total du gouvernement par-dessus la tête des organisations sportives, et l’intervention omniprésente de toutes les forces répressives dans l’organisation de la Coupe. Il s’agit pour elle, d’une part de restaurer son image internationale ternie, d’autre part de renforcer son autorité et sa cohésion sur le plan interne. Le régime tyrannique du général Videla se heurte en effet, depuis le coup d’État du 24 mars 1976, à la résistance populaire : grèves, sabotages de la production, coulage dea cadences, manifestations de mères de détenu(e)s et disparu(e)s,
se multiplient contra la faim et l’arbitraire.

Dans ces conditions, devons-nous cautionner la junte militaire argentine, qui fait de la Coupe du Monde de Football un nouvel instrument de son régime de terreur ? Est-il tolérable que des centaines de millions de dollars soient dépensés dans une pure opération de prestige, alors que le pouvoir d’achat des travailleurs est tombé en deux ans de 65 %, que l’inflation atteint des taux records, et que le chômage frappe 15% des travailleurs?
Pouvons-nous accepter que se tienne une fois encore, comme à Berlin pour les Jeux Olympiques de 1936, un rassemblement sportif international servant de caution à une dictature fasciste?

DANS LES CONDITIONS ACTUELLES DE RÉPRESSION EN ARGENTINE LE BOYCOTT DE CE PAYS COMME ORGANISATEUR DE LA COUPE DU MONDE DE FOOTBALL NOUS PARAÎT LA SEULE RÉPONSE CONSÉQUENTE ET RESPONSABLE.

On ne jouera pas au football entre les camps de concentration et les chambres de tortures!

La Coupe du Monde ne doit donc avoir lieu ni en Argentine, ni dans un autre pays où les Droits de l’Homme sont bafoués. Le Comité pour le Boycott de l’Organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde de Football multipliera les démarches et les initiatives pour que l’équipe de France ne se rende pas en Argentine, ni dans un pays où les libertés démocratiques ne sont pas respectées, à moins que d’ici là, la Junte militaire argentine :

ne libère tous les prisonniers politiques, y compris les  » disparus » ; ne rétablisse de manière intégrale et définitive les libertés politiques, syndicales et démocratiques.

Nous appelons tous les sportifs, les amateurs de football, les journalistes, les mouvements de jeunesse, les militants politiques et syndicaux et leurs organisations, les associations de défense des Droits de l’Homme, tous les démocrates et progressistes, à rejoindre ou à soutenir l’action du Comité pour le Boycott de l’Organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde de Football. Nous souhaitons et favoriserons une large coordination Internationale des initiatives de boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde de Football (Suède, Espagne, Italie, Pays-Bas, Ecosse, etc.).

Signataires

Pierre ANSART, sociologue; Louis ARAGON, écrivain; F. ARRABAL, écrivain; Guy AURENCHE, avocat; Maurice BARTH, prêtre; Roland BARTHES, écrivain; Jean- François BATELLIER, dessinateur; Daniel BENSAID, bureau politique de la L.C.R.; Etienne BLOCH, magistrat; Roby BOIS, pasteur; Claude BOURDET, écrivain; Christian BOURGOIS, éditeur; Manuel BRIDIER, économiste; P. CARABY, international d’athlétisme, Jean CARDONNEL, dominicain-écrivain; Georges CASALIS, pasteur; Jean-Louis COMOLLI, cinéaste; Davis COOPER, psychiatre; Jacques DE BOLLARDIERE, général (E.R.); Michel DE CERTEAU, écrivain, Jean-Jacques DE FELICE, avocat; Jean-Pierre DELARGE, éditeur; Jean-Marie DOMENACH, écrivain; Jean DOUCHET (1.D.H.E.C.); Dominique DUVAUCHELLE, journaliste;  Marguerite DURAS, écrivain; Patrick EL MABROUK, sportif; Moshé FLATO, mathématicien; Pierre FOUGEY-ROLLAS, sociologue; Dantel GELIN, acteur; Juan GOYTISOLO, écrivain;  Félix GUATTARI, psychanalyste; Gisèle HALIMI, avocat; Marek HALTER, Ecrivain; Guy HENNEBELLE, critique cinématographique; Marcel HENRIET, pasteur; Joris IVENS, cinéaste; Daniel JACOBY, avocat; André JACQUES, Pierre JALEE, économiste;  Vladimir JANKELEVITCH, philosophe; Robert JAULIN, ethnologue; Louis JOINET, magistrat; Alain JOXE, sociologue;  Alain KRIVINE, bureau politique de la L.C.R.; Yves et Camille LACOSTE, sociologues; Jean LACOUTURE, journaliste;  Georges LAPASSADE, sociologue; Yves LEBAS;  Henri LECLERC, avocat;  Victor LEDUC, secrétaire national du P.S.U; Bernard-Henri LEVY, philosophe; Jean-Paul LEVY, avocat; Jean-Marc LEVY-LEBLOND, physicien; Michael LONSDALE, acteur; Marceline LORIDAN, cinéaste;  René LOURAU, sociologue; Sarah MALDOROR, metteur en scène; Dionys MASCOLO, secrétaire d’édition; Gustave MASSIAH, économiste, Lés MATARASSO, avocat;  M. MATTA, peintre; Armand MATTELARD et Michèle MATTELART, cinéastes et enseignants; Yves MONTAND, comédien; Michel MOUSEL, secrétaire national du P.S.U.; Alexandra MINKOWSKY, médecin; Pierre NAVILLE, écrivain, Robert PAGES, directeur recherches au C.N.R.S.;  Roger PERELMAN, médecin; François PERROUX, économiste;  Charles PIAGET, chômeur; J-C. POLLACK, psychanalyste; André PUIG, écrivain; Jean RAGUENES, chômeur; RAMSAY, éditeur; Olivier REVAULT D’ALLONES, professeur; Claude ROY, écrivain; Jean-Paul SARTRE, écrivain; SAVELLI (collectif éditions);  Evry SCHATZMAN, physicien; Laurent SCHWARTZ, mathématicien; Simone SIGNORET, comédienne; SINE, dessinateur; Philippe SOLLERS, écrivain;  Gérard SOULIER, professeur de droit; Bertrand TAVERNIER, cinéaste; Louis-Vincent THOMAS, sociologue; Pierre TOULAT, prêtre; Alain TOURAINE, sociologue; J. VELTER, président de l’I.D.H.E.C.;  Jean- Pierre VIGIER, physicien Jean-Marie VINCENT, économiste; Haltrop WILLEM, dessinateur; Denis WORONOFF, historien.

Cet appel est soutenu par :
Comités communistes pour l’autogestion,  Cedetim; Comité de soutien à la lutte du peuple argentin;  Comité de soutien à la lutte du peuple mexicain;  Comité de défense des prisonniers politiques en Uruguay; Comité anti-Outspan; F.E.N. 36. et 64; Fédération Internationale des droits de l’homme; La Gueule ouverte Combat non violent;  Ligue communiste révolutionnaire; Mouvement d’action non violent; Mouvement International des juristes catholiques; Organisation communiste des travailleurs; Politique Hebdo; Parti socialiste unifié; Quel Corps?  S.G.E.N.-C.F.D.T.; S.N.E.P. 38; Syndicat des bibliothèques (F.E.N.);  Témoignage chrétien.