Grand témoin de son temps, l’écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) nous a laissé une œuvre foisonnante et multiple. À partir des années 30, il oriente une partie de son activité littéraire vers la rédaction de biographies : Fouché, Marie-Antoinette, Erasme et Montaigne.
Les deux humanistes du XVIe siècle font l’objet d’un portrait élogieux. Zweig ne cache pas son admiration pour les deux lettrés, admiration qui s’explique aussi par des motifs personnels. À partir de 1934, autrichien juif, il doit quitter son pays natal et commence alors pour lui une vie d’exil qui le conduit en Grande-Bretagne, aux États-Unis puis finalement au Brésil. À travers les portraits d’Erasme et de Montaigne, Stefan Zweig nous parle aussi de lui, comme si les deux humanistes, témoins d’une histoire tragique, étaient des doubles de lui-même.
Montaigne, dont est issu le texte ci-dessous, a été composé les derniers mois de la vie de Zweig, au Brésil. Il constitue, avec Le monde d’hier et la nouvelle Le joueur d’échec, une de ces dernières œuvres. C’est le texte d’un écrivain déprimé et desespéré par la Seconde Guerre mondiale et qui, bientôt, choisira de mettre fin à ses jours, le 22 février 1942.
Le texte, issu du premier chapitre de Montaigne, dresse un tableau du 16e siècle en clair-obscur où les progrès de la Renaissance et “l’espoir que le monde allait s’humaniser” débouchent sur “cette horrible rechute dans la bestialité”. Stefan Zweig évoque le XVIe siècle pour nous parler, bien sûr, de ce que vit le monde au XXe siècle. Texte d’écrivain, texte subjectif, il peut être utile en guise d’introduction sur le XVIe siècle abordé en classe de seconde et n’est pas sans intérêt pour aborder la question historique et philosophique du progrès humain.
[…] Lorsque naît Michel de Montaigne, un grand espoir commence à s’éteindre, un espoir analogue à celui que nous avons connu au début de notre siècle : l’espoir que le monde allait s’humaniser. En l’espace d’une seule génération, la Renaissance avait apporté à l’humanité, par ses artistes, ses peintres, ses écrivains, ses savants, une beauté d’une perfection inédite. Un siècle – non, des siècles parurent éclore au cours desquels la force créatrice rapprochait l’existence sombre et chaotique du divin par paliers, par vagues. D’un coup, le monde était devenu vaste, plein et riche. Avec les langues latine et grecque, les érudits rapportaient de l’Antiquité la sagesse de Platon et d’Aristote. Sous la conduite d’Érasme, l’humanisme promettait une culture à la fois cosmopolite et homogène; tandis que le savoir gagnait en ampleur, la Réforme semblait fonder une nouvelle liberté religieuse. L’espace et les frontières entre les peuples se rompaient, car la découverte toute récente de l’imprimerie donnait à chaque mot, à chaque opinion la possibilité d’une diffusion aisée ; ce qui était offert à un peuple semblait appartenir à tous, on croyait que l’esprit avait créé une unité par-delà les différends sanglants des rois, des princes et des armes. Et, nouveau prodige: en même temps que celui de l’esprit, le monde terrestre s’ouvrait à des perspectives insoupçonnées. De l’océan jusque-là infranchissable émergeaient de nouveaux rivages, de nouveaux pays, un continent gigantesque pouvant accueillir de multiples générations. Le sang du commerce circulait plus vite, les richesses affluaient sur la vieille terre d’Europe et créaient du luxe, lequel produisait à son tour édifices, tableaux et statues – un monde embelli, spiritualisé. Or chaque fois que l’espace s’élargit, l’âme s’étend. De même qu’à notre tournant du siècle où l’espace s’est une nouvelle fois formidablement dilaté grâce à la conquête de l’éther par l’avion et au survol invisible des pays par la parole, où la physique et la chimie, la technique et la science ont arraché progressivement ses secrets à la nature et mis leurs forces au service des hommes, un espoir indicible animait l’humanité, déjà si souvent déçue, et des milliers d’âmes répondaient au cri d’allégresse d’Ulrich von Hutten : <<Quel plaisir que de vivre ! >>>
Mais chaque fois que la vague monte trop haut et trop vite, elle retombe avec d’autant plus de violence. Et de même qu’à notre époque ce sont justement les acquisitions nouvelles, les prodiges de la technique qui deviennent les facteurs de destruction les plus effroyables, de même ce sont des éléments de la Renaissance et de l’humanisme que l’on pouvait croire bénéfiques qui se métamorphosent en poison mortel. La Réforme, qui rêvait d’inspirer à l’Europe un nouvel esprit du christianisme, engendre la barbarie sans précédent des guerres de Religion ; au lieu de la culture l’imprimerie diffuse le furor theologicus, au lieu de l’humanisme c’est l’intolérance qui triomphe. Dans toute l’Europe, les pays se déchirent intérieurement dans des guerres civiles meurtrières, pendant que dans le Nouveau Monde la bestialité des conquistadors se déchaîne avec une cruauté inégalée. L’époque de Raphaël et de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Dürer et d’Érasme en revient aux forfaits d’un Attila, d’un Gengis Khan, d’un Tamerlan. Être témoin, sans rien pouvoir faire, de cette horrible rechute dans la bestialité, d’un de ces accès de démence de l’humanité comme nous en vivons aujourd’hui, et cela en dépit d’une vigilance intellectuelle sans faille et d’une profonde pitié: voilà la véritable tragédie que connut Montaigne au cours de son existence. La paix, la raison, l’esprit de conciliation, toutes ces forces spirituelles de haute volée auxquelles son âme s’était vouée, il ne les a pas vues un seul instant à l’œuvre dans son pays, dans son monde. […]
Stefan Zweig, Montaigne, le livre de poche, pp.33-35