La découverte de l’Amérique et sa colonisation ont eu des conséquences durables sur de nombreux plans, en particulier sur la consommation alimentaire. Dès les premières années, des transferts de plantes, d’animaux mais aussi de technologies et de maladies sont opérés par les Espagnols, volontairement ou non. Ce transfert qui s’opère entre les deux continents est appelé l’échange colombien. Cette expression forgée par l’historien américain Alfred Crosby Jr. (1931-2018) en 1972 est le terme donné aux transferts opérés entre « l’Ancien Monde » d’où Colomb est originaire et le « Nouveau Monde » qu’il découvre.

Ces transferts sont décrits, de fait, par Pierre Martyr d’Anghiera dans son ouvrage central De Orbe Novo, rédigé entre 1494 et 1526 au fur et à mesure de la découverte et de la conquête de l’Amérique. Dans les extraits que nous avons choisis, Pierre Martyr mentionne régulièrement les plantes européennes transférées à des fins agricoles. Dans le même temps, il s’emploie à décrire à ses interlocuteurs celles du Nouveau Monde.

Ici, deux produits retiennent tout particulièrement son attention au point qu’il y consacre plusieurs passages : l’ananas, et surtout la pomme de terre, communément appelée patate, dont le terme provient du taïno « batata ».

Quant au cacao, Pierre Martyr y fait mention à plusieurs reprises. Mais l’aliment retient moins son attention que l’usage monétaire que les indigènes en font.


Extrait n°1 : l’acclimatation des plantes européennes et la description de l’ananas et de la patate

[…] On avait apporté d’Europe des graines de tout genre ainsi que des boutures, des greffes, des surgeons à enter, et même des provins de quelques arbres, sans parler des volailles et des quadrupèdes que j’ai mentionnés. Ô prodigieuse fertilité. On avait semé des concombres et autres légumes analogues : moins de vingt jours après on pouvait en faire la récolte. Choux, blettes, laitues, salades et autres cultures maraîchères étaient prêtes au bout de dix jours. On cueillit des courges et des melons vingt-huit jours après les avoir semés. Quant aux boutures et aux greffes de nos arbres plantés en pépinières ou dans des trous, quant aux surgeons entés dans des troncs d’arbres qui ressemblaient à ceux d’Espagne, ils ont donné des fruits aussi vite qu’à Hispaniola, ainsi que nous l’avons déjà raconté.

Les habitants du Darien ont des arbres fruitiers de divers genres, dont le goût varié et la bonne qualité s’accommodent aux besoins de l’homme. Je voudrais décrire les plus remarquables : le Guaiana produit des fruits de l’espèce du citron, tout à fait semblables à ceux qu’on appelle communément limons : leur saveur est âpre, mais ils sont doux au goût. Ils ont en grand nombre des amandes de pins, et des régimes variés de palmiers, plus grands que ceux que nous connaissons, mais qui ne sont pas comestibles à cause de leur saveur âpre.[…] Le très invincible roi Ferdinand raconte qu’il a mangé un autre fruit venant de ces contrées, qui est raboteux, semblable à un pignon de pin par la forme et la couleur, mais pas plus résistant qu’un melon. Il l’emporte par la saveur sur tous les fruits des jardins. Il ne provient pas, en effet, d’un arbre, mais d’une plante qui ressemble à l’artichaut ou à l’acanthe.

C’est ce fruit que préfère le roi. Je n’ai pas mangé de ces fruits, car il n’y en avait qu’un qui s’était conservé sans se gâter, les autres avaient été moisis par une longue navigation. Ceux des Espagnols qui en ont mangé, quand ils sont cueillis frais et sur la terre où ils ont poussé parlent avec admiration de leur goût exquis.

On tire également de la terre des racines qui y poussent naturellement. Les indigènes les nomment des patates. Quand je les ai vues, je les ai prises pour des navets milanais ou pour de gros champignons. Quelle que soit la façon dont on les mange, rôties ou bouillies, ces patates, quand elles sont amollies par la cuisson, ne le cèdent à aucune friandise, et, à vrai dire, à aucun aliment. Leur peau est plus résistante que celle des champignons ou des navets, elle est de couleur terreuse : l’intérieur est tout blanc. On les sème et on les cultive dans les jardins, comme on le fait pour le yucca, dont nous avons parlé dans la première décade. On les mange même crues. Elles ont alors le goût de la châtaigne verte, mais sont un peu plus douces. […]

Extrait de la deuxième décade, pages 205-206

Extrait n° 2 : une description des fèves de cacao

Statuette aztèque : homme avec une cabosse de cacao, musée de Brooklyn, New York

[…] Le fruit de certains arbres, qui ressemblent à nos amandiers, et qu’ils nomment cacaos, sert aux indigènes de monnaie courante. 1 Je l’ai déjà dit.
L’utilité de ces fruits est double. Ils servent de monnaie, et avec la fève on fabrique une boisson. La fève, en effet, n’est pas bonne à manger. Elle est un peu amère, quoique assez tendre, comme peut l’être une amande dépouillée de son écorce. Quand on la broie, on s’en sert pour cette boisson. On jette dans l’eau une poignée de la poudre obtenue, on la bat pendant quelque temps, et on obtient un breuvage digne des rois. 0 l’heureuse monnaie qui non seulement fournit au genre humain une boisson utile et délectable, mais encore empêche ceux qui la possèdent de se livrer à l’infernale avarice, puisqu’on ne peut ni l’amasser, ni la garder longtemps.[…]

Extrait de la cinquième décade, pages 450-451


Extrait n°3 : le maïs et la pomme de terre

[…] On rapporte des choses étonnantes sur les productions végétales semées et récoltées par la main des hommes. J’en ai longuement parlé dans mes premières décades, car il me fallait donner à peu près les mêmes détails sur Hispaniola. De même pour les légumes. J’espère pourtant que la répétition de la plupart de ces détails n’excitera point de nausées, surtout de la part de souverains pontifes, sous l’autorité desquels grandissent de jour en jour ces terres nouvelles. Aussi bien le goût des bonnes choses est agréable en tout temps, et il se pourrait que justement ces passages de mes premières décades ne fussent point parvenues à la connaissance de Votre Sainteté. Le pain, sans lequel les autres aliments ne valent rien, se présente sous deux variétés : l’une est fabriquée avec des grains, l’autre avec des racines. On fait chaque année deux et même trois récoltes de grains. Le blé n’existe pas. Une mesure, analogue à l’hémine, du grain qu’ils appellent maïs contient parfois plus de deux cents grains. Le pain fabriqué avec des racines est plus apprécié. On le tire de la racine broyée et séchée du yucca. On en fait des gâteaux, nommés cazzabi, qui peuvent se garder sans moisir pendant deux ans. Il y a dans l’usage de cette racine du yucca un secret de nature très singulier. On entasse cette racine, pour en exprimer le suc, dans des sacs que l’on presse avec de lourdes charges. Ce suc, si on le boit tel qu’il est exprimé, est plus vénéneux que l’aconit, et tue sur le champ ; mais, quand il est cuit, il a plus de goût que le lait et est inoffensif.

On trouve encore à la Jamaïque diverses espèces de racines. On les confond sous le nom de patates. J’ai décrit ailleurs huit espèces de ces patates, que l’on distingue par les fleurs, les feuilles et les rejetons. Bouillies elles sont aussi bonnes que rôties, et crues elles n’ont pas mauvais goût. Elles ressemblent aux navets, aux raves, aux raiforts, aux panais et aux carottes de chez nous, mais elles en diffèrent par le goût et par la substance. Au moment où je trace ces lignes, j’ai devant moi une certaine quantité de ces patates qu’on m’a données en cadeau.

Je les aurais volontiers partagées avec Votre Sainteté, si l’éloignement ne s’y était opposé. Il est vrai que l’ambassadeur de Votre Sainteté auprès de l’Empereur en a mangé une bonne part. […]

Extrait de la huitième décade, pages 667-668

Source : Pierre Martyr Anghiera De orbe novo : les huit décades  traduites du latin, avec notes et commentaires, par Paul Gaffarel, doyen honoraire de l’Université d’Aix-Marseille, Paris, Ernest Leroux, 1907, 755 pages.

 

Poterie représentant Axomama, déesse de la pomme de terre. – Culture pré-inca Mochiqua -American Journal of Potato Research