La colonisation, reposant sur l’idée de la supériorité d’une race sur une autre (cf : discours de Jules Ferry du 28 juillet 1885), a engendré des sociétés coloniales dont le racisme était un des fondements. Les témoignages concrets de ce racisme sont nombreux. Le texte  que nous présentons n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Le texte ci-dessous est un article publié dans le mensuel du M.R.A.P (le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix), Droit et liberté, dans son numéro 143 daté du 24 février 1955.  Issu de mouvements de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, le MRAP en tant que tel est fondé en 1949. Classé à gauche, le MRAP milite contre toutes les formes de racisme.

L’auteur de l’article, le général de gendarmerie Paul Tubert (1886-1971) est un ancien résistant qui connaît bien l’Algérie coloniale. C’est lui qui fut envoyé par le gouvernement du général de Gaulle pour rédiger un rapport sur les massacres de Sétif de mai 1945. Il fut brièvement maire d’Alger entre 1945 et 1947, avant d’être élu au Conseil de la République (Sénat) en décembre 1946.

L’article intitulé « La loi doit punir les discriminations et non les favoriser » a été rédigé en février 1955, au début de ce qu’on appelait pas encore la guerre d’Algérie, et au moment où « Le problème algérien, si longtemps méconnu, a pris place au premier rang des questions qui se posent maintenant en Afrique du Nord ». L’auteur y évoque les différents types de racisme présents dans l’Algérie coloniale et appelle les autorités à agir contre ce fléau, sinon il se pourrait que « la grande colère de 9 millions d’êtres humains finira par emporter le racisme mais alors avec les violences aveugles du torrent »


« La loi doit punir les discriminations et non les favoriser »

Le problème algérien, si longtemps méconnu, a pris place au premier rang des questions qui se posent maintenant en Afrique du Nord. Pourtant, le grand public n’a pas encore pleinement conscience de la gravité de la situation qui se développe au sud de la Méditerranée et dont les conséquences peuvent affecter gravement le destin de la France.

Pendant des années on fit un silence à peu près complet sur ce qui se passe en Algérie, que l’opinion publique métropolitaine ne voit qu’à travers les communiqués touristiques et les discours officiels. Ces derniers, tenus paraît-il dans le souci de préserver les intérêts de la France, n’ont fait que masquer ou déformer les faits afin d’entretenir les douces illusions que les événements commencent à dissiper.

« L’Algérie c’est la France ! » « Les Arabes sont maintenant des citoyens français très fiers de leur promotion et enchantés de leur sort ». Voilà des formules patriotiques bien encourageantes : malheureusement ce ne sont que des slogans qui ne cadrent guère avec les réalités. Parmi celles-ci figurent plusieurs plaies de l’humanité, en premier lieu le racisme dont nous nous proposons d’entretenir le lecteur de ce journal.

Qui sème le racisme …

Détestable en tout temps et en tous lieux ce fléau sévit particulièrement en Algérie qui est sa terre d’élection et où il n’a cessé de détériorer les rapports humains sous l’oeil complice ou indifférent de l’Administration. Au gré des circonstances, l’accent y est mis sur l’antisémitisme ou sur l’antiarabisme. Sous Pétain il s’agissait d’être surtout antijuif, sous la IVe République Il vaut mieux être antiarabe, mais il est bien porte d’être à la fois contre les Juifs et contre les Arabes.

Cette conception, que réprouve naturellement toute morale humaine, a ceci de paradoxal qu’elle a cours dans un pays à populations hétérogènes où se fait sentir plus qu’ailleurs le besoin de compréhension et de respect réciproques. C’est le racisme qui a droit de cité ; s’affichant insolemment ou s’insinuant sournoisement il est partout et ne cesse d’approfondir le fossé qui s’est creusé entre des catégories ethniques pour tant condamnées par la géographie et par l’histoire à vivre côte à côte sur le même territoire.

Actuellement, le racisme le mieux porté est celui qui oppose l’Européen à l’Arabe. C’est, dans la conjoncture, le plus virulent et le plus dangereux car il provoque – comme un choc en retour – la haine des opprimés dont les formes violentes aboutissent fatalement à des excès. Nous condamnons naturellement tous les racismes, quels qu’ils soient, mais nous sommes convaincus que si l’Européen renonçait au sien, un climat favorable à d’heureux rapports naîtrait sans difficultés majeures,

La loi frappe …

Le racisme anti-arabe revêt deux formes principales. Il y a celui des grands féodaux qui a surtout un caractère économique car il est lié aux privilèges de fait qui ont permis la constitution de fortunes colossales et de domaines immenses au détriment des Arabes. Cela n’a été possible que parce que ces derniers du fait de leur condition indigène ne disposent pas des mêmes moyens que les Européens pour défendre leurs terres et leurs droits.

C’est d’ailleurs l’explication de l’opposition obstinée des véritables maîtres de l’Algérie à l’exercice effectif par les indigènes des droits que leur donnent actuellement la Constitution française et le statut algérien.

Jusqu’à maintenant tous les gouvernements de Paris se sont inclinés devant ce veto. L’autre forme de racisme affecte une grande majorité d’Européens de toutes conditions sociales et satisfait leur complexe de supériorité. Cela se traduit dans la pratique par un droit de priorité un peu partout, qui n’est pas sans humilier à juste titre les Arabes refoulés ainsi systématiquement à l’arrière-plan. Qu’il s’agisse de l’admission à l’école, d’inscription quelconque, d’accession à un emploi, d’attente à un guichet, l’Arabe, même si son père est mort pour la France, passe après. Et s’il a la prétention de ne pas s’effacer, il est catalogué comme antifrançais.

Quant aux attentions que la bonne éducation exige à l’égard d’un vieillard, d’un infirme, d’un malade, d’une femme enceinte, etc., il ne saurait naturellement en être question à l’égard des musulmans entrant dans ces catégories.

Or, ceux-ci souffrent plus de ces attitudes condescendantes ou méprisantes que des conditions matérielles misérables et sans espoir d’amélioration du fait d’un manque d’instruction et de qualification qui ne leur est d’ailleurs pas imputable. L’Arabe d’Algérie est ainsi marqué d’un stigmate qu’il ne peut effacer. Qu’on l’appelle communément bicot ou qu’on le baptise officiellement citoyen français il reste le pelé, le galeux qui ne connait que la loi qui frappe et jamais la loi qui protège. Comme nous ne sommes plus en 1830 mais en 1955, dans un monde où quelques changements se sont déjà produits et où d’autres s’annoncent, les choses ne peuvent aller qu’en s’aggravant à moins qu’on ne se décide enfin à réagir.

Comment ? D’abord et d’urgence car le temps presse- en mettant un point final à la discrimination raciale. Cela exige des mesures conjointes. D’une part une campagne persuasive dans les administrations, les services, les entreprises, les écoles afin d’y montrer l’injustice et le danger du racisme, et, d’autre part, des sanctions rigoureuses à l’occasion de toutes les manifestations de racisme.

La passivité actuelle devant le fléau nous réserve de terribles lendemains, car la grande colère de 9 millions d’êtres humains finira par emporter le racisme mais alors avec les violences aveugles du torrent.

L’intérêt de tous les Algériens voudrait que la plaie honteuse disparaisse plus vite et de façon plus calme. Mais c’est là le langage de la sagesse… un mot qui n’a pas cours en Algérie!

Droit et liberté, nº143, 24 février 1955, article de Paul Tubert, pages 1 et 4